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Des mutations qui changent la prolifération cellulaire en stress répété |
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Des mutations qui changent la prolifération cellulaire en stress répété
mercredi 7 mars 2018
Les cellules décident ou non de se diviser selon le contexte de leur environnement, qui change au cours du temps. Les voies moléculaires par lesquelles les cellules perçoivent les changements environnementaux pour prendre cette décision sont souvent connues, notamment grâce à la puissance expérimentale des organismes modèles comme la levure du boulanger. Mais les propriétés dynamiques de ces voies moléculaires sont très peu caractérisées. Quels sont les gènes qui permettent aux cellules de se décider lorsque les variations environnementales s'accélèrent? Cette étude publiée le 5 mars 2018 dans la revue Molecular Systems Biology a identifié des centaines de gènes qui sont essentiels au contrôle de la prolifération de cellules de levure lorsque l'environnement est fortement dynamique.
Une cellule se divise ou non selon son environnement. Certains environnements ne contiennent pas les ressources suffisantes, d'autres contiennent une molécule signal qui donne "l'ordre" ou "l'interdiction" de se diviser, d'autres encore "stressent" les cellules qui doivent alors s'adapter en changeant de forme ou de composition moléculaire avant d'envisager la division. Or l'environnement d'une cellule change au cours du temps et la décision dépend donc de facteurs extracellulaires qui sont dynamiques. Chez les organismes modèles comme la levure de boulangerie Saccharomyces cerevisiæ, les gènes contrôlant la réponse à un changement environnemental sont souvent connus. En revanche, les gènes qui rendent les cellules sensibles à la vitesse des changements environnementaux ne le sont généralement pas.
Les chercheurs du Laboratoire de biologie et modélisation de la cellule de l'Ecole Normale Supérieure de Lyon, ont cultivé des cellules de levure pendant plusieurs jours en changeant leur environnement toutes les 3 heures (environ le temps d'une division cellulaire), forçant ainsi les cellules à se diviser dans une alternance de condition "normale" et "stressante". La population de levure utilisée était un mélange représentatif de toutes les délétions des 3568 gènes étudiés, chaque cellule étant défectueuse pour l’un de ces gènes. Cela a permis, via une méthode de séquençage à haut débit (BAR-seq), d'identifier spécifiquement chacun des gènes dont l'absence donnait une prolifération anormale lors de ce stress répété.
Une grande partie des gènes ainsi identifiés ne sont pas des acteurs connus de la réponse au stress appliqué, ce qui montre que les cellules perçoivent la dynamique environnementale par des mécanismes jusque-là insoupçonnés. Les résultats sont fondamentaux pour comprendre la temporalité de l'adaptation cellulaire d'autant que les gènes identifiés sont conservés chez les autres espèces (plantes, mammifères...). C'est le cas de la phosphodiesterase PDE2 par exemple, qui contrôle le niveau intracellulaire d'AMP cyclique, une molécule-signal impliquée dans de multiples régulations.
L'étude illustre aussi comment la sélection naturelle des mutations s'exerce lorsque les conditions environnementales sont fortement dynamiques. En effet, les cellules portant une mutation qui accélère la vitesse de division ont un avantage sélectif sur les autres cellules. Les chercheurs ont observé que la variance génétique de la prolifération, qui reflète la vitesse d'adaptation d'une population de cellules mutantes, augmente avec la fréquence du stress répété. Ainsi des fluctuations à petite échelle de temps (celles de l'environnement) sont directement couplées à des fluctuations à grande échelle de temps (celles de la structure génétique de la population).
Références :
* Genomics of cellular proliferation in periodic environmental fluctuations. Salignon J, Richard M, Fulcrand E, Duplus-Bottin H and Yvert G. Mol Syst Biol. (2018) 14:e7823. DOI 10.15252/msb.20177823
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Contacts :
* Gaël Yvert
Laboratoire de Biologie et Modélisation de la Cellule
UMR5239, CNRS, Ecole Normale Supérieure de Lyon, Université Lyon 1
46 Allée d'Italie
69007 Lyon Site web équipe: http://www.ens-lyon.fr/LBMC/gisv/
DOCUMENT CNRS LIEN
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Premier film moléculaire en ‘slow motion’ et 3D d’une protéine membranaire, la bactériorhodopsine |
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Premier film moléculaire en ‘slow motion’ et 3D d’une protéine membranaire, la bactériorhodopsine
28 décembre 2016 RÉSULTATS SCIENTIFIQUES
Une prouesse technique a permis à un consortium international incluant un chercheur de l’Institut de biologie structurale, de montrer comment la protéine bactériorhodopsine utilise la lumière pour transporter des protons à travers la membrane cellulaire pour créer un différentiel de charge qui peut ensuite être utilisé pour générer l’énergie nécessaire au fonctionnement de la cellule. Cette étude a été publiée le 23 décembre dans la revue Science.
La bactériorhodopsine est une protéine qui absorbe la lumière et transporte des protons à travers les membranes cellulaires, une fonction essentielle des systèmes biologiques. Les chercheurs se sont longtemps interrogés sur le mécanisme que la protéine utilise pour expulser des protons de façon unidirectionnelle, de l’intérieur vers l’extérieur de la cellule. Pour le découvrir, un consortium international de chercheurs a utilisé le laser à électrons libres SACLA localisé au Japon, qui produit un faisceau de rayons X un million de fois plus intense que ceux des sources synchrotron, pourtant déjà très intenses. Les rayons X de SACLA présentent la particularité d’êtres générés pendant un temps extrêmement court, un centième de milliardième de seconde (une dizaine de femtosecondes). Les rayons X sont utilisés pour déterminer la structure de protéines qui traversent le faisceau sous la forme de microcristaux au sein d’un jet de graisse.
Pour cette étude, les chercheurs ont utilisé une technique appelée cristallographie sérielle femtoseconde en temps résolu, avec laquelle ils ont enregistré des dizaines de milliers d’images de la bactériorhodopsine après un intervalle de temps variant entre la nanoseconde et la milliseconde suivant l’excitation de lumière verte. En analysant les données, ils ont pu décrypter le mécanisme qui fait que le protéine expulse des protons hors de la cellule, dans un milieu chargé donc plus positivement. A l’instar d’une pile, c’est ce différentiel de charges qui permet d’alimenter les réactions chimiques qui font vivre la cellule.
Antoine Royant, à l’Institut de Biologie Structurale à Grenoble, a contribué à l’analyse structurale des 13 structures d’états intermédiaires obtenues sur 5 ordres de grandeur d’échelle de temps, et à l’identification du mécanisme d’action de la protéine.
« Cette expérience nous a permis de confirmer les hypothèses proposées au début des années 2000 sur les premières étapes du mécanisme, mais surtout de visualiser en temps réel les différents mouvements d’atome au sein de la bactériorhodopsine et comprendre ainsi comment ils s’enchaînent » explique A. Royant. L’excitation lumineuse entraîne un changement de configuration du rétinal (une forme de la vitamine A), la molécule colorée située au cœur de la protéine. Ce changement force une molécule d’eau structurale à s’en aller, puis un ensemble de réarrangements structuraux de la protéine entraîne l’expulsion d’un proton du côté extracellulaire de la protéine.
« Nous avons enfin compris comment les changements au voisinage du rétinal empêchent le proton de retraverser la protéine. Ce résultat permet d’envisager de comprendre à un très grand niveau de détail le mécanisme de protéines, et donc d’être capables de les utiliser à notre profit » conclut A. Royant.
Figure : Microcristaux de bactériorhodopsine obtenus en phase cubique de lipides. Les cristaux sont injectés dans le faisceau du laser à électron libre SACLA, et illuminés par un laser vert déclenchant le photocycle de la protéine. Des clichés de diffraction sont enregistrés entre quelques nanosecondes et quelques millisecondes et permettent d’identifier les changements structuraux au sein de la protéine (formée de sept hélices transmembranaires) qui se déroulent au cours de la photoréaction, permettant à des protons d’être expulsés hors de la cellule de façon unidirectionnelle.
© Eriko Nango, Cecilia Wickstrand, Richard Neutze, Antoine Royant
Contact
Antoine Royant
04 76 88 17 46
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ORIGINES ET POSITION DE L'HOMME DANS L'ÉVOLUTION : LA CONNEXION CHROMOSOMIQUE |
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ORIGINES ET POSITION DE L'HOMME DANS L'ÉVOLUTION : LA CONNEXION CHROMOSOMIQUE
Il est possible de montrer que l'homme partage ses chromosomes, support de l'hérédité, avec l'ensemble des mammifères, et d'utiliser les différences, d'espèce à espèce, pour reconstruire leur phylogénie, c'est-à-dire leurs positions respectives dans l'arbre de l'évolution. L'étude qui sera basée sur des approches de cytogénétique classique et moléculaire, utilisant des sondes spécifiques de chromosomes humains, appliquées à une centaine de primates et une centaine de mammifères appartenant à d'autres ordres comme les carnivores, les rongeurs, les artiodactyles etc. Aujourd'hui, il n'est pas exagéré de dire que l'on connaît, de notre grand ancêtre mammalien, beaucoup mieux les chromosomes que la morphologie. Cette reconstitution d'une centaine de millions d'années d'évolution des chromosomes amène à poser des questions sur les mécanismes de la spéciation, l'origine des ordres de mammifères et celle de l'homme, l'origine de certaines pathologies, séquelles de notre propre évolution et à proposer des règles montrant que l'évolution n'est pas aléatoire.
Transcription de la 5ème conférence de l'Université de tous les savoirs réalisée le 5 janvier 2000 par Bernard Dutrillaux
Origines et position de l'Homme dans l'évolution: la connexion chromosomique
Un même caryotype, c'est-à-dire un même lot de chromosomes, est partagé par 99 % de la population humaine. Les variations, qui touchent donc 1 % de la population peuvent être considérées comme des modifications récentes et sans avenir, puisque liées à des pathologies ou des difficultés de procréation. Des conclusions semblables s'appliquent à un grand nombre d'espèces, et en particulier aux gorilles et aux chimpanzés, qui nous sont proches. Ainsi chaque espèce, ou presque, possède un caryotype qui lui est propre, mais cela ne signifie pas que tous les chromosomes diffèrent d'une espèce à l'autre. Ainsi l'homme partage 12 chromosomes avec le chimpanzé, 10 avec le gorille, 12 avec l'orang-outang, 5 avec le macaque, 2 avec le singe capucin et plus aucun avec les lémurs et les mammifères non primates. Pourtant, lorsqu'on analyse les structures chromosomiques, avec les moyens les plus fins possibles, il est possible de montrer que la quasi-totalité du matériel chromosomique est conservé entre l'homme, le lapin, l'écureuil, le bœuf, le chat etc. Seule varie l'organisation de ces structures. Cela démontre que nous avons tous des ancêtres communs, qui ne sont pas si éloignés de nous à l'échelle de l'évolution. Comparant les structures chromosomiques, soit par des méthodes faisant apparaître des bandes, soit par études de réplication de l'ADN, il est aujourd'hui possible de reconstituer, assez exactement le caryotype de l'ancêtre de tous les mammifères placentaires, dits euthériens. Ainsi, les chromosomes de cet animal, qui a vécu il y a quelques 100 millions d'années sont beaucoup mieux connus que tout autre de ses caractères. Une reconstitution des événements chromosomiques peut être réalisée, permettant l'établissement d'un arbre évolutif. Cette phylogénie chromosomique, progressivement établie à partir des années 70, n'a jamais été démentie, et a souvent permis de réajuster certaines interprétations. Quelles sont donc les informations que l'on peut y puiser ?
Dans un premier temps nous verrons comment les progrès techniques en cytogenétique, l'étude des chromosomes, ont permis à partir d'une information, qui il y a quelques années encore était relativement modeste, d'arriver à obtenir finalement beaucoup de données non pas sur les gènes mais sur leur support.
Après avoir exposé comment on peut observer les structures chromosomiques, nous les utiliserons progressivement pour comparer nos chromosomes à ceux de beaucoup d'autres espèces. Le caryotype représente l'ensemble des chromosomes d'une espèce. Nous reconstituerons les caryotypes ancestraux d'espèces qui nous ont précédé voici - 5 à 10 millions, - 30 millions, - 50 millions d'années et environ - 100 millions d'années d'évolution. Une fois reconstitué ce qu'étaient les chromosomes de nos lointains ancêtres, nous ferons le chemin inverse pour comprendre comment les chromosomes se sont différenciés, et comment situer notre propre espèce parmi les primates. Enfin nous aborderons les conséquences de cette évolution en terme de pathologie.
Commençons par un rappel sur l'ordre des primates. Les primates comprennent les singes, les humains et les pré-singes ou prosimiens. Les prosimiens sont représentés par les lémuriens de Madagascar, plus de 30 espèces, et d'autres prosimiens qui vivent en Afrique et en Asie, soit au total, environ 60 espèces.
Les simiens ou singes proprement dit plus les humains, comprennent deux infra ordres : les singes du nouveau monde ou plathyrrhiniens, environ 60 espèces, et les catharrhiniens, environ 70 espèces. L'ensemble des primates comprend donc près de 200 espèces.
Le travail qui a été réalisé sur les chromosomes a consisté à comparer les caryotypes, donc les chromosomes, d'une centaine de ces espèces de primates, soit près de la moitié des espèces vivantes. Certains groupes ayant les mêmes chromosomes, ils n'ont pas été étudiés systématiquement. Cette étude sur les chromosomes et l'évolution des primates est aujourd'hui encore la plus détaillée qui ait été développée sur la phylogénie de l'Homme et de toutes les espèces qui lui sont plus ou moins proches.
Le génome humain, l'ensemble de nos caractères héréditaires, est porté par l'ADN qui comprend un milliard de nucléotides ou unités du code génétique. Le nombre de nos gènes serait d'environ 100 000. Il y a 46 chromosomes chez l'Homme soit 23 paires. Chaque individu reçoit un chromosome pour chaque paire de son père et de sa mère. Chaque chromosome est constitué d'une seule molécule d'ADN. Un chromosome moyen par conséquent va contenir
3 000 à 4 000 gènes. Les structures qu'on peut faire apparaître sur les chromosomes, les bandes, comprennent en moyenne une centaine de gènes. C'est donc l'évolution du support matériel des gènes et non des gènes eux-mêmes que l'on va suivre.
Commençons par des aspects techniques. Les 100 000 gènes humains sont contenus dans le noyau de chaque cellule. Lorsque les cellules se divisent on voit apparaître des chromosomes au niveau du noyau. Il a fallu attendre jusqu'en 1956 pour parvenir à compter les 46 chromosomes qu'il y a chez l'Homme.
Pour cela il a fallu faire de la culture de cellules. À la fin des années 50, a été mis au point l'étalement sur lame de verre de tous les chromosomes permettant de les analyser, après avoir fait gonfler les cellules par un choc hypotonique.
Les techniques utilisées autour des années 60 consistaient à prendre des photos dont on découpait les chromosomes pour les reclasser grossièrement en fonction de la taille. L'étape d'après a consisté à faire apparaître des bandes sur les chromosomes. Ces bandes permettent d'appairer les chromosomes, car elles sont identiques sur les deux chromosomes de la même paire.
Le perfectionnement de ces méthodes a permis d'observer un ensemble de 1000 structures chromosomiques, très conservées durant l'évolution des mammifères. Nous allons suivre les modifications de position de ces structures soit d'un chromosome à l'autre, soit à l'intérieur d'un même chromosome.
D'autres techniques permettent de mettre en évidence par fluorescence, un gène donné sur un chromosome. Dans ce cas, un petit fragment d'ADN est utilisé comme sonde moléculaire et est hybridé sur le chromosome. Ainsi, lors de la comparaison des chromosomes d'une espèce à l'autre, il sera possible de rechercher si les gènes se trouvent là où on les attend par rapport à la structure chromosomique.
Il est également possible d'utiliser non plus le gène comme sonde moléculaire mais un chromosome. Suite à une hybridation in situ, tout le chromosome sera fluorescent.
Il y a une telle conservation du matériel génétique au cours de l'évolution qu'il est possible d'utiliser la sonde d'un chromosome humain donné et de l'hybrider sur une cellule d'un individu d'une autre espèce et ainsi savoir d'emblée que ce chromosome correspond au chromosome humain testé. Par exemple, le chromosome 3 humain a été utilisé comme sonde pour l'hybrider sur une cellule de macaque. Un seul chromosome est colorié, donc tous les composants du
chromosome 3 humain se trouvent sur un seul chromosome chez le macaque et tous les composants de ce chromosome étaient présents chez nos ancêtres communs avec le macaque il y a 30 millions d'années.
Une autre amélioration permet à la fois d'observer les bandes et de réaliser l'hybridation in situ.
Revenons au marquage en bandes chromosomiques. La comparaison d'un demi caryotype d'Homme et d'un demi caryotype de chimpanzé permet d'observer que des chromosomes sont tout à fait semblables et d'autres sont un peu différents. Ces différences sont dues à des cassures-fusions ou remaniements de chromosomes. Ainsi, une inversion correspond à la cassure d'un chromosome en deux points et à une rotation de l'ensemble qui sera rabouté. Une inversion péricentrique a lieu autour du centromère, qui est un peu comme le moteur du chromosome. Une inversion est dite paracentrique lorsque les cassures sont du même côté du centromère. Une translocation correspond à l'accrochage d'un fragment de chromosome sur un chromosome d'une autre paire. Ces types de remaniements se retrouvent au cour de l'évolution. Le matériel reste globalement présent mais les structures chromosomiques vont s'échanger, ou se remanier à l'intérieur d'un même chromosome.
Il existe ainsi une douzaine de remaniements qui vont séparer les chromosomes de l'Homme et du Chimpanzé. Des résultats équivalents sont obtenus lors de la comparaison du caryotype de l'orang-outan avec celui du chimpanzé, du gorille ou de l'homme. Ainsi en terme de remaniements des chromosomes, nous sommes à peu près équidistants du gorille, du chimpanzé et de l'orang-outan, de même que ces animaux sont à peu près équidistants entre eux.
Ces comparaisons nous amènent à reconstituer un caryotype ancestral selon le principe dit de parcimonie. Si 2, 3 ou 4 espèces ont exactement le même chromosome, on considère que leur ancêtre commun avait le même chromosome. C'est l'hypothèse la plus simple. Par exemple le chromosome 6 est partagé entre l'orang-outan, le gorille, le chimpanzé et l'Homme. Donc, l'ancêtre commun à ces animaux et à nous-même avait déjà ce chromosome. Le dernier ancêtre commun au chimpanzé, au gorille et à l'Homme a vécu il y a - 5 à 10 millions d'années. L'orang-outan s'est séparé avant. Nous pouvons reconstituer, par les bandes et les sondes chromosomiques, le caryotype de l'ancêtre commun au macaque et à l'Homme. Ceci nous ouvre le possibilité de comparer toute la branche des cercopithèques environ 60 espèces africaines et asiatiques, ce que nous avons fait.
Nous avons aussi étudié une trentaine d'espèces de singes du nouveau monde (platyrrhiniens) et reconstitué des points communs pour dresser leur caryotype ancestral commun. Il s'agit du caryotype d'un animal qui a vécu il y a une cinquantaine de millions d'années.
Pour savoir si ces reconstitutions sont exactes, il est très intéressant de comparer le caryotype reconstitué pour un groupe à celui d'un autre groupe. S'il y a des erreurs, les caryotypes doivent être très différents. À l'inverse, si les reconstitutions sont correctes, les caryotypes ancestraux devraient se ressembler. Les chromosomes du demi caryotype hypothétique de l'ancêtre commun aux plathyrrhiniens et du microcebus murinus, un prosimien, se ressemblent, d'où l'idée que des chromosomes identiques étaient présents chez l'ancêtre des simiens et des prosimiens.
Le même type de travail a été fait chez les carnivores et a conduit à un caryotype ancestral commun. La comparaison avec celui des platyrrhiniens a mis en évidence des similitudes et des différences s'expliquant par des inversions et des translocations.
La comparaison des chromosomes d'édentés, de l'ancêtre des carnivores, de l'ancêtre des plathyrrhiniens, de l'ancêtre des prosimiens, et de rongeurs a montré qu'il y a beaucoup de segments chromosomiques communs, mais aussi des différences. Ceci a permis de reconstituer le caryotype d'un ancêtre commun aux mammifères placentaires qui vivait il y a une centaine de millions d'années.
Ces comparaisons de caryotypes et ces caryotypes ancestraux permettent de reconstituer la phylogénie des espèces. La reconstitution de cette évolution chromosomique est basée sur la modification de la position des structures chromosomiques ou bandes. Chaque chromosome est une sorte de chapelet qui a évolué un peu pour son propre compte. En comparant l'évolution de chacun, il s'agit de trouver un schéma unique dans l'évolution.
Le principe peut être expliqué à partir d'un exemple où 5 modifications chromosomiques différencieraient le caryotype de 2 espèces de celui de leur ancêtre commun [figure 1].
Le premier chromosome est le même chez l'espèce A et l'espèce B mais est différent de celui du chromosome de l'ancêtre, qui est supposé connu.
Le chromosome 2 est modifié chez l'espèce A mais pas chez l'espèce B.
Le chromosome 3 est modifié chez l'espèce B mais pas chez l'espèce A.
Le chromosome 4 est modifié mais différemment à la fois chez l'espèce A et chez l'espèce B. Enfin, le chromosome 5 est modifié mais différemment à la fois chez l'espèce A et chez l'espèce B et la modification de B est intermédiaire entre l'ancêtre est celle de A.
Reporté sur un même schéma, nous constatons, que la modification du chromosome 1 est nécessairement sur un tronc commun avec celle du 5a. Celle du 2 est sur la branche de A et celle du 3 est sur celle de B, etc. Ainsi pourra-t-on reconstituer un schéma unique d'évolution.
Les caryotypes des primates comprennent 20 à 72 chromosomes et il y a plusieurs dizaines d'espèces. L'une des difficultés qui est apparue est que l'évolution ne fonctionne pas selon un schéma dichotomique. La dichotomie, la division simple, est une vision de l'esprit. En réalité, ça ne se passe pas comme ça. Une espèce ne naît pas d'un seul coup à partir d'une autre. Le plus souvent un remaniement va être partagé par deux espèces proches mais un autre sera partagé par l'une des deux et une troisième. L'embranchement n'est pas simple et il faut imaginer un tout autre système qui est une évolution en réseau. Qu'en est il lorsqu'on considère l'homme, le chimpanzé, le gorille et l'orang-outan ?
La comparaison des remaniements chromosomiques entre l'homme, le chimpanzé, le gorille et l'orang-outan conduit à un schéma par chromosome qui est pratiquement toujours différent de celui du chromosome précédent. Chaque chromosome a évolué pour son propre compte, comme les gènes [figure 2]. Il s'agit d'intégrer tous ces schémas dans un seul [figure 3].
La puissance de la cytogénétique réside dans le fait qu'elle considère l'ensemble du génome, l'ensemble des chromosomes, et qu'elle doit fournir des schémas cohérents avec toutes les observations. C'est une difficulté dans l'analyse mais un très gros avantage pour la qualité du résultat final. Il n'empêche que cette évolution n'est pas aussi simple qu'on l'aurait aimé. La comparaison de l'Homme, des deux espèces de chimpanzé, du gorille et de l'orang-outan, montre que trois remaniements sont communs au chimpanzé et à l'homme et qu'ainsi le chimpanzé est l'espèce la plus proche de l'homme. Néanmoins, trois autres remaniements sont partagés par le gorille et le chimpanzé. Pour conserver l'idée d'une évolution dichotomique, il faudrait imaginer qu'il y a eu convergence et que par hasard, dans cette partie de l'arbre de l'évolution, trois mêmes remaniements sont survenus dans deux branches différetes [figure
3.a]. Il est certain que cette interprétation n'est pas satisfaisante. L'autre interprétation [figure 3.b] est exactement la réciproque et elle n'est pas non plus très satisfaisante.
Ce qui est effectivement satisfaisant c'est d'arriver à un schéma où chaque remaniement n'est survenu qu'une fois [figure 3.c] avec des branches propres à chaque espèce. L'évolution a lieu dans une population, et ce n'est que progressivement à l'intérieur de cette population que sont localisées telles et telles anomalies chromosomiques. Une mutation apparaît dans une population et elle va se répandre comme l'onde d'une goutte qui tombe dans l'eau. Une autre mutation apparaît ailleurs dans la population et se répand de la même façon. Dans la population vont se créer des sortes d'hybrides avec deux mutations ou deux remaniements. Ainsi l'évolution ne marche pas d'un seul coup. Il n'y a rien de merveilleux qui permette qu'une espèce se forme à partir d'une autre en une génération.
Dans le schéma général [figure4], les cercopithèques représentent un exemple d'évolution en réseau. Pour qu'un phénomène de spéciation de ce type puisse se produire, il doit y avoir des hybrides, puisque des formes chromosomiques sont distribuées dans différentes branches de l'évolution. Cette théorie se vérifie sur le terrain puisque certains cercopithèques arboricoles vivent en groupes plurispécifiques. Dans la journée, des observateurs ont décrit des groupes formés de trois espèces différentes. La morphologie du mâle dominant était celle d'un hybride. Ces espèces se nourrissent en groupe et vivent ensemble toute la journée, mais le soir les animaux de chaque espèce vont dans un seul même arbre. Chaque matin le mâle dominant rameute tout le monde.
Notre ancêtre euthérien possédait environ 60 chromosomes, l'approximation portant sur quelques micro-chromosomes dont l'identification reste incertaine. Ces chromosomes ont été transmis tels quels aux ordres naissants de mammifères. De la sorte, il est impossible de proposer une filiation entre les ordres, aucune modification commune à deux ou plusieurs ordres n'étant repérée pour l'instant. Ces constatations mènent aux conclusions suivantes :
(1) à l'origine se trouvait une population de mammifères aux multiples potentialités évolutives, un peu comme la cellule à l'origine d'un individu est totipotente et susceptible de donner une descendance de plus en plus spécialisée pour former les tissus et organes qui le constituent ;
(2) à partir de cette population s'est créé un buissonnement, chaque tronc naissant étant rattaché à la base ;
(3) chaque émergence, à l'origine des futurs ordres de mammifères, s'est faite sans grand bouleversement des chromosomes. Cette dernière conclusion n'étaye pas certaines hypothèses imaginant une origine cataclysmique des mammifères soumis à des conditions extrêmes de climat et de radioactivité.
A ce stade, nous sommes donc à plus ou moins 100 millions d'années de l'hominisation, et le tronc évolutif qui nous rattache à nos racines paraît aussi banal que ceux rattachant les autres ordres de mammifères. Ce tronc est commun à tous les primates, et peu de modifications chromosomiques surviendront avant un premier clivage d'où naîtront deux groupes :
(1) les prosimiens [à droite sur la figure 4], surtout représentés par les lémurs de Madagascar et d'autres taxons africains et malaisiens. Ceux-ci se séparent de nous définitivement ;
(2) les simiens [à gauche sur la figure 4], ou singes proprement dits.
A nouveau, un tronc commun se forme pour tous les simiens. Peu de remaniements chromosomiques y surviennent, avant une seconde bifurcation majeure, séparant les futurs singes de l'ancien monde ou catarhiniens (CAT), auxquels nous sommes rattachés de ceux qui deviendront les singes du nouveau monde au platyrrhiniens (PLA). A nouveau, ces derniers se séparent irrémédiablement de nous. Prend alors naissance, vers -50 millions d'années un tronc commun à tous les catarhiniens, dans lequel s'accumulent de nombreuses modifications chromosomiques. Ceci suggère qu'une longue période s'est écoulée, durant laquelle beaucoup d'espèces se seraient formées et n'auraient donné comme descendance à long terme que nos propres lointains ancêtres. On s'attendrait à ce que de nombreux fossiles jalonnent cette longue période, mais ce n'est pas le cas. Une autre interprétation est donc possible, comme la survenue d'une période de forte instabilité, durant laquelle de multiples modifications chromosomiques se seraient produites sans association directe avec un phénomène de spéciation. Survient enfin un fait notable, vers -30 millions d'années : la séparation entre les ancêtres des cercopithécoïdes et des hominoïdes, mais à nouveau, il faudra que plusieurs remaniements chromosomiques s'installent pour parvenir à l'étape des derniers ancêtres des uns et des autres. Plus de soixante espèces se formeront chez les cercopithécoïdes, une dizaine chez les hominoïdes. Chez ces derniers, les gibbons se sépareront d'abord, puis l'orang-outang. Un dernier tronc commun mènera aux ancêtres que nous partageons avec les chimpanzés (il en existe 2 espèces) et le gorille. Ainsi, nous sommes, au plan évolutif, beaucoup plus proches des chimpanzés et du gorille que ces derniers ne sont proches de l'orang-outang. Nos ancêtres étaient donc des Pongidae, et ont subi les mêmes contraintes que ceux des grands singes actuels, du moins jusqu'à une date très récente. Pourtant, l'homme prolifère tandis que les grands singes disparaissent. Certes, l'homme a une responsabilité dans cette disparition, et c'est très regrettable, mais cette disparition ne peut lui être totalement imputée. Les aires de distribution de ces animaux ont toujours été limitées, et leur densité probablement toujours faible.
Ces animaux ont une faible capacité de reproduction. La raison en est leur grande taille, associée à leur longue période d'immaturité. Comme nous, un Pongidae n'est pubère que vers l'âge de 13 ans et n'a qu'un petit à la fois. Les femelles allaitent pendant 3 ans, ce qui entraîne une stérilité, de sorte que l'espace entre deux grossesses est de cinq ans en moyenne. Dans la nature, l'espérance de vie n'étant guère plus que 25 ans, cela ne laisse le temps que pour trois grossesses par femelle. Nos ancêtres Pongidae ont donc probablement vécu en populations réduites, ce qui expliquerait la difficulté de trouver des fossiles jalonnant l'histoire de nos lointains ancêtres. L'explosion démographique humaine, très récente à l'échelle de l'évolution, s'explique par notre organisation sociale, mais nous payons encore quelques tribus à notre évolution chromosomique. Le plus sérieux est la trisomie 21, ou mongolisme, mais pas comme cela a été avancé naguère, parce qu'elle marque un retour vers l'état simien. Cette affection est due à la mauvaise transmission du 21, qui est le plus petit de nos chromosomes. Il s'est formé voici 30 à 50 millions d'années, et s'est réassocié à d'autres chromosomes chez tous les Cercopithecoïdes et tous les gibbons sauf un, mais ni chez les Pongidae ni chez l'homme. Cette réassociation, ou translocation, formant un grand chromosome dont la trisomie est incompatible avec la vie, a débarrassé ceux qui la portent de la trisomie 21 [figure 5].
Cette translocation, avant qu'elle ne passe en 2 copies (état homozygote), comme pour tous les chromosomes, doit nécessairement exister en une seule copie (état hétérozygote). Ceci entraîne une période à haut risque d'aberrations chromosomiques [figure 6], comme on l'observe aujourd'hui, chez les femmes porteuses d'une telle translocation. Cet état hétérozygote, qui réduit considérablement la descendance, est éliminé et ne permet pas le passage à l'état homozygote si la fertilité est réduite. Ainsi, l'accroissement de taille, associé à une puberté tardive et à l'espacement des grossesses, est responsable d'une fertilité réduite et probablement du maintien du chromosome 21, et de sa trisomie. Celle-ci, qui ne touche qu'un descendant sur
700, ne constitue pas un facteur sélectif à l'échelle de l'évolution. Par contre, elle constitue une affection redoutée, que notre société n'a pas encore appris à gérer. La trisomie 21 n'est qu'un exemple parmi d'autres affections dont les racines se trouvent dans l'origine de nos chromosomes.
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LA THÉORIE DE L'ÉVOLUTION
Le but de la communication est de fournir quelques repères pour apprécier les implications des assertions, anciennes et modernes, sur le ""pouvoir de la sélection"". L'on rappellera d'abord la signification des déclarations de Darwin sur le ""pouvoir prédominant"" de la sélection, en les situant par rapport à la conception philosophique qu'il avait du statut épistémologique du principe de sélection naturelle. Dans un second temps, l'on examine deux genres de critiques récentes qui ont été adressées à l'approche darwinienne de l'évolution, et correspondant aux deux acceptions précédemment définies de l'expression ""pouvoir de la sélection"" . Il s'agira donc de comprendre ce que signifie la référence constante de la théorie de l'évolution au nom de Darwin depuis maintenant cent quarante années. L'identification d'un champ scientifique par un nom propre, sur une aussi longue durée, a quelque chose d'exceptionnel dans la science moderne, et demande à être éclaircie.
Texte de la 16ème conférence de l'Université de tous les savoirs réalisée le 16 janvier 2000 par Jean Gayon
La théorie de l’Évolution : Que signifie “ darwinisme ” aujourd’hui ?
L’idée d’une transformation des espèces dans le cours des temps géologiques remonte à la fin du dix-huitième siècle. Le nom de Lamarck est à juste titre souvent mentionné comme une étape capitale dans la maturation de cette idée. Toutefois il n’est guère possible de parler d’une théorie de l’évolution avant Darwin. Si le livre publié en 1859 par Darwin sous le titre L’Origine des espèces a tant marqué les esprits, c’est entre autres parce que ce livre était entièrement consacré à présenter, en 490 pages, une théorie consistant à justifier l’idée que les espèces descendent les unes des autres en se modifiant, et à expliquer le processus indéfiniment continué de modification des espèces par une hypothèse que Darwin appelait
“ sélection naturelle ”.
Après Darwin, de nombreuses théories concurrentes ont été proposées. Mais il est clair que le sort de la théorie de l’évolution est demeuré associé au nom de Darwin plus qu’à tout autre. En témoigne l’importance exceptionnelle, dans tous les débats sur l’évolution de la fin du dix- neuvième siècle et de la totalité du vingtième siècle, du mot “ darwinisme ”. Les spécialistes de l’évolution pourraient sans doute aujourd’hui se dispenser de toute référence à Darwin. Cependant ils ne le font pas, ni dans leurs discussions savantes, ni face au public. L’on ne peut être qu’impressionné par l’insistance avec laquelle les débats généraux les plus récents sur l’évolution ont été formulés et appréciés dans un langage qui fait explicitement référence à l’auteur de L’Origine des espèces. En particulier, depuis le milieu des années 1970, l’on a vu fleurir une littérature considérable sur des alternatives possibles au “ néodarwinisme ” et, corrélativement une littérature non moins abondante sur la vitalité de celui-ci.
Cette référence persistante d’une discipline scientifique bien établie à un individu constitue une situation assez exceptionnelle dans l’histoire de la science contemporaine. Je me propose de clarifier le sens de cette référence. Que signifie, aujourd’hui, pour un(e) biologiste de l’évolution de se dire “ darwinien ” ou “ non-darwinien ? En répondant avec précision à cette question, j’espère contribuer, en tant que philosophe, à une meilleure compréhension de l’état actuel de la théorie de l’évolution, et de ce que cela signifie, précisément, que ce soit une
“ théorie ”. Je montrerai en particulier que les critiques modernes du darwinisme peuvent se ranger en deux grandes catégories, que je forge à partir des réflexions philosophiques spontanées de Darwin lui-même sur le statut du principe de sélection naturelle.
1. Critères d’évaluation
Le darwinisme est une tradition de recherche qui, en tant que telle, ne peut être identifiée avec la pensée de Darwin prise en bloc. Nombreuses sont les idées de Darwin qui n’ont pas grand rapport avec ce que l’on entend aujourd’hui par “ darwinisme ”. Par exemple la théorie darwinienne de l’hérédité, ou théorie de la “ pangenèse ” implique la forme la plus radicale d’hérédité des caractères acquis qui ait jamais été proposée. Elle n’est “ darwinienne ” qu’au sens où elle a été soutenue par Darwin. Mais elle n’a rien à faire aujourd’hui avec les débats sur la validité de ce qu’on appelle communément le “ darwinisme ” en théorie de l’évolution.
Pour comprendre le sens de la référence des évolutionnistes à Darwin, il convient de construire une hypothèse sur la nature de la relation entre le modèle (Darwin) et la copie (darwinisme). C’est ce que fait plus ou moins intuitivement tout évolutionniste qui fait usage
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des qualificatifs “ darwinien ” et non-darwinienne ”. Je crois cependant que l’on peut introduire un peu plus de rigueur en la matière qu’on ne le fait d’ordinaire, et qu’il n’est pas aberrant d’explorer l’hypothèse selon laquelle il y a une réelle continuité entre certains éléments de la pensée évolutionniste de Darwin, et le darwinisme d’hier et d’aujourd’hui. À la différence de la plupart des savants de la fin du dix-neuvième siècle que plus aucun savant ne lit sauf s’il s’intéresse à l’histoire des sciences, Darwin n’a cessé d’être republié et lu tout au long du vingtième siècle par de nombreux biologistes. Il n’est donc pas aberrant de penser qu’il existe un rapport causal objectif entre le texte darwinien et le “ darwinisme ”.
Les réflexions spontanées de Darwin sur le statut philosophique du principe de sélection naturelle peuvent nous aider à cerner la nature de ce rapport. Darwin a utilisé trois termes pour qualifier le statut philosophique de la sélection naturelle: “hypothèse”, “théorie”, et “pouvoir”. Les deux premiers se rapportent à la justification de la sélection naturelle. Le troisième intervient dans des contextes différents, et concerne la signification causale de la sélection naturelle.
La distinction entre “ hypothèse ” et “ théorie ” de la sélection naturelle est exprimée dans La Variation des animaux et des plantes sous l’action de la domestication (1868), où le naturaliste s’efforce de répondre aux savants et philosophes qui avaient mis en doute la scientificité de la démarche darwinienne dans L’Origine des espèces :
“ Dans les recherches scientifiques, il est licite d’inventer une hypothèse quelconque; si celle- ci explique de grandes classes de faits indépendants, on l’élève au rang de théorie bien établie.
On peut envisager le principe de sélection naturelle comme une simple hypothèse, rendue cependant probable par ce que nous savons positivement de la variabilité des êtres organiques à l’état de nature, de la lutte pour l’existence, de la préservation quasiment inévitable des variations qui s’ensuit, et de la formation analogique des races domestiques.
Or cette hypothèse peut être testée – et c’est là à mon sens la seule manière honnête et légitime d’aborder la question dans son ensemble – en examinant si elle explique plusieurs grandes classes de faits indépendants, tels que la succession géologique des êtres organiques, leur distribution dans les temps passés et présents, leurs affinités mutuelles et leurs homologies. Si le principe de sélection naturelle explique bien ces grands ensembles de faits, elle doit être acceptée ”. (Darwin [1868] 1972, vol. 7, p. 9 ; nous soulignons).
La précision philosophique de ces propos doit être soulignée. Darwin était bien informé sur le vocabulaire technique de ce que l’on commençait à appeler à l’époque la “ philosophie des sciences ”, tout particulièrement la philosophie des “ sciences inductives ”. Ce vocabulaire lui permet de présenter la structure argumentative de L’origine des espèces avec une remarquable clarté, ce qu’il n’avait pas fait de manière explicite dans l’ouvrage de 1859.
Lorsque Darwin parle de la sélection naturelle comme une “simple hypothèse” rendue probable par certaines classes de faits, il pense aux cinq premiers chapitres de L’origine, où la sélection naturelle est donnée comme la conclusion d’un raisonnement fondé sur une série de prémisses ayant valeur de généralisations empiriques (taux de reproduction des organismes, limitation des ressources, faits de variation et d’hérédité). Il faut aussi noter l’allusion à la “formation analogique des races domestiques”. Celle-ci n’est pas à proprement parler une prémisse de l’argument que nous venons d’évoquer ; la sélection artificielle a valeur de
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modèle expérimental analogique, destiné à convaincre le lecteur de l’efficacité du processus de sélection dans la modification des espèces.
La “théorie bien établie” de la sélection naturelle fait référence à la seconde moitié de L’origine des espèces (Chap. 7-12), où la sélection joue le rôle d’un principe qui explique diverses classes de faits indépendants (extinction, divergence, distribution géographique des espèces, affinités morphologiques, embryologie comparée). De là résulte une seconde stratégie de justification de la sélection naturelle, une justification par les conséquences de l’hypothèse, autrement dit par sa capacité explicative.
Il y a ainsi pour Darwin deux niveaux de justification de la sélection naturelle. Le premier consiste en arguments qui rendent plausible plausible l’existence du processus de sélection naturelle. Ceci est d’autant plus important que L’Origine des espèces ne fournit aucune preuve directe d’un quelconque cas de sélection naturelle ; il n’a d’ailleurs été possible de construire de manière satisfaisante une telle preuve directe avant la fin des années 1940, soit près d’un siècle après la parution de L’Origine. Le second niveau de justification est fondé sur le pouvoir explicatif et unificateur de l’hypothèse. Le diagramme représenté sur la figure 1 récapitule la double stratégie de justification de l’hypothèse de sélection naturelle.
Cette méthodologie est conforme à la stratégie newtonienne traditionnelle de confirmation des hypothèses. Celle-ci repose sur l’idéal de la vera causa, la cause “vraie et non fictive”, suggérée par des données empiriques, et confirmée par les phénomènes indépendants qu’elle explique. Darwin était conscient d’avoir composé L’Origine des espèces en référence à cette conception de la science, très en vogue chez les physiciens du milieu du dix-neuvième siècle. Il en avait pris connaissance dans lesquels Herschel et Whewell l’avaient exposée. Cette période correspond au à celle dans laquelle Darwin a formé l’hypothèse de sélection naturelle (Hull 1973, Kavaloski 1974, Ruse, 1975).
Le troisième terme philosophique employé par Darwin pour qualifier le statut de la sélection naturelle est celui de pouvoir. Il utilise fréquemment ce terme, synonyme traditionnel de ceux de “ cause ” ou d’“ agent ”, pour signifier la capacité quasi illimitée de la sélection naturelle à améliorer l’adaptation des organismes à leur environnement. Voici deux extraits illustrant l’idée que la sélection a un pouvoir transformateur illimité :
“ On peut dire que la sélection naturelle scrute à chaque instant et dans le monde entier, les variations les plus légères ; elle repousse celles qui sont nuisibles, elle conserve et accumule celles qui sont utiles ; elle travaille en silence, insensiblement, partout et toujours, dès que l’occasion s’en présente, pour améliorer tous les êtres organisés relativement à leurs conditions d’existence organiques et inorganiques ” (Darwin 1859 : 84).
Dans le chapitre conclusif de L’Origine, l’on trouve une formule encore plus forte, qui renforce donne prise à la critique, souvent adressée à Darwin par ses contemporains, selon laquelle il aurait remplacé le Dieu providentiel de la théologie naturelle par la sélection :
“ Quelle limite pourrait-on fixer à ce pouvoir agissant continuellement à travers les temps, et scrutant rigoureusement la constitution, la conformation et les habitudes de chaque créature, pour favoriser ce qui est bon et rejeter ce qui est mauvais ? Je ne peux concevoir aucune limite à ce pouvoir qui adapte lentement et admirablement chaque forme aux relations les plus complexes de la vie. Même si l’on ne regardait pas au delà, la théorie de la sélection naturelle me paraît en elle-même probable ” (Darwin 1859 : 236).
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Au delà de l’effet rhétorique, quel est le sens précis des déclarations de Darwin sur le “pouvoir prédominant” (paramount power) de la sélection ? L’ouvrage de 1868 sur La Variation fournit les formules les plus précises :
“ J’ai parlé de la sélection comme d’un pouvoir prédominant, quoique son action dépende absolument de ce que nous appelons par ignorance la variabilité spontanée ou accidentelle... Les variations de chaque créature sont déterminées par des lois fixes et immuables. Mais ces lois n’ont aucun rapport avec la créature vivante qui résulte graduellement du pouvoir de la sélection, que ce pouvoir soit naturel ou artificiel... Bien que la variabilité soit absolument nécessaire, il nous suffit d’observer des organismes complexes et remarquablement adaptés pour comprendre que la variabilité est dans une position subordonnée par rapport à la sélection ”. (Darwin [1875] 1972, vol. 8 : 426).
La thèse du “ pouvoir prédominant ” de la sélection consiste à dire que celle-ci est la force principale qui oriente le changement des espèces. Darwin ne dit jamais d’ailleurs que la sélection naturelle est la seule force qui accomplit le changement évolutif. Il y en a d’autres, comme la variation spontanée, les corrélations de croissance, l’effet d’usage et de non-usage. Mais la sélection naturelle intervient donc comme un facteur régulateur a posteriori, capable par là même de l’emporter sur les autres facteurs de variation, sur lesquels il s’appuie.
La thèse du “ pouvoir prédominant ” de la sélection, en dépit de sa formulation emphatique, ne porte que sur un aspect particulier de la théorie, l’explication du changement adaptatif. Bien que cette thèse soit essentielle à Darwin, elle ne doit pas être confondue avec la représentation de la sélection comme principe unificateur et explicatif de l’histoire naturelle de la vie dans son ensemble. La modification adaptative est une chose; l’extinction, la distribution géographique des espèces, leur diversité, les rapports entre embryologie et évolution en sont une autre (Cf fig. 1).
En quoi les catégories philosophiques spontanées de Darwin nous aident-elles à comprendre les querelles sur la vitalité ou l’obsolescence du darwinisme dans l’évolutionnisme
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contemporain ? Nous pouvons nous autoriser à durcir une distinction qui, sans être pleinement claire chez Darwin, n’y est pas moins présente. Il convient en effet de distinguer la capacité explicative de la sélection naturelle, et ce que Darwin appelait le “ pouvoir ” de la sélection. La thèse du “ pouvoir prédominant ” de la sélection concerne les adaptations : les adaptations sont l’effet causal immédiat du processus de sélection. En revanche, les extinctions, la divergence, la distribution stratigraphique fossiles, l’allure générale de la classification des êtres vivants, sont des effets indirects, et plus ou moins lointains, de la sélection naturelle. Ces phénomènes illustrent pour Darwin la capacité explicative de l’hypothèse de sélection naturelle, sa capacité à rendre intelligibles et unifier tous les aspects de l’histoire de la vie, l’adaptation des organismes n’étant que l’aspect le plus immédiat de cette histoire.
Cette distinction entre capacité explicative du principe de sélection et pouvoir causal immédiat de la sélection suggère un classent des défis contemporains au darwinisme, que nous allons maintenant examiner.
2. Classification des critiques du darwinisme
Depuis les années 1970, deux catégories majeures de critiques ont été formulées à la théorie synthétique de l’évolution, c’est-à-dire à la forme moderne du darwinisme. La première consiste à contester que la sélection naturelle ait la capacité d’expliquer toutes les classes de faits invoquées par Darwin. L’on déniera par exemple que la sélection naturelle suffise à expliquer les extinctions, ou l’allure de la documentation fossile (en particulier ses lacunes), ou encore les rapports entre embryologie et évolution. Ce genre de critique a été particulièrement développé dans le contexte de la paléobiologie. Mais les critiques émanant de la biologie du développement et de la morphologie relèvent souvent du même esprit. Il s’agit fondamentalement de récuser des modèles explicatifs qui demandent trop au principe de sélection naturelle. Ces critiques visent la structure globale de ce que Darwin appelait la “théorie” de la sélection naturelle, sa prétention explicative, et son pouvoir d’unification de l’histoire naturelle de la vie.
L’autre genre de critique consiste à contester que la sélection naturelle ait un pouvoir illimité et permanent d’amélioration des adaptations. Est alors visé ce que Darwin appelait le
“ pouvoir prédominant ” de la sélection.
2.1 Critiques portant sur la capacité explicative de la sélection naturelle
La plupart des critiques depuis les années admettent que la sélection naturelle est une explication satisfaisante des adaptations, mais n’est pas un principe suffisant, ni même parfois pertinent pour expliquer telle ou telle autre grande classe de phénomènes évolutifs.
Les débats des trente dernières années sur la macroévolution ont été un lieu privilégié de ce genre de critique. Le cas le plus simple est sans doute celui des extinctions. Les travaux de David Raup, résumés dans un livre de synthèse paru en 1991, nous serviront ici de cas exemplaire.
L’interprétation darwinienne classique des extinctions dit schématiquement ceci : à mesure que la sélection naturelle transforme les espèces en vertu d’une concurrence entre individus, certaines espèces se révèlent être moins efficaces que d’autres dans cette course à l’adaptation ; ces espèces voient leurs effectifs se réduire, tandis que d’autres envahissent leur niche écologique. L’extinction résulte donc principalement de facteurs biotiques (concurrence inter-spécifique). Raup ne conteste pas que l’extinction des espèces ne soit explicable de cette
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manière dans beaucoup de cas. Mais il refuse que toutes les extinctions, en particulier les extinctions de masse, s’expliquent ainsi. Avec d’autres paléontologues et physiciens, il a proposé d’expliquer les extinctions de masse par des perturbations brutales de l’environnement physique – par exemple la collision de la Terre avec des météorites de grande taille – donc par des facteurs non biotiques. Le phénomène de l’extinction est alors expliqué par des causes qui ne tiennent pas d’abord à la concurrence entre les espèces, ou plus généralement à leurs interactions écologiques.
Cette interprétation a défrayé la chronique. Je ne la mentionne que pour bien situer la nature du défi adressé au darwinisme. Raup déclare qu’il ne conteste pas “la sélection naturelle de Darwin”. Celle-ci, dit-il, demeure la seule explication possible des adaptations. Mais la sélection ne saurait à elle seule produire les extinctions de masse, ni la diversification des formes qui a en a résulté, du fait de la libération de niches écologiques qui en résulte. Dans le schéma de la fig. 1, Raup refuserait donc de faire figurer deux des “ boîtes ” figurant en bas du diagramme (extinction et divergence).
À partir de cet exemple, il est facile de comprendre le sens d’autres proclamations non darwiniennes. La divergence des espèces, et les patrons phylogénétiques ont été des cibles préférées des paléobiologistes ouvertement “ non-darwiniens ”. La théorie des équilibres ponctués (Eldredge & Gould 1972) est fondamentalement dirigée contre une vision de l’histoire de la vie qui dérive la cladogenèse et l’allure générale de l’arbre de la vie de la seule sélection naturelle. Des critiques semblables sont souvent formulées par des spécialistes de la mécanique du développement et de la morphologie. L’on fait alors valoir des contraintes de développement, voire des lois de l’organisation, qui rendraient intrinsèquement insuffisante toute théorie de l’évolution qui chercherait à subordonner l’ensemble des phénomènes à l’action graduelle de la sélection naturelle (cf. par ex. Goodwin 1984). La théorie neutraliste de l’évolution moléculaire relève aussi d’un même esprit. Elle ne conteste pas que la sélection naturelle explique la genèse des adaptations, mais soutient qu’au niveau moléculaire (en particulier au niveau de l’ADN), la majorité des mutations sont neutres, et se trouvent éliminées ou fixées par la dérive génétique aléatoire (Kimura 1968).
2.2. Critiques portant sur le pouvoir adaptatif de la sélection
Les critiques du pouvoir adaptatif de la sélection naturelle sont relativement plus rares dans la littérature évolutionniste moderne. Elles étaient en revanche les plus fréquentes au début du siècle, lorsque par exemple les néo-lamarckiens proposaient une autre explication de la genèse des adaptations, ou lorsque les mutationnistes déniaient que la sélection naturelle eût le pouvoir de modifier graduellement les espèces. À l’heure actuelle, c’est surtout dans le domaine de la biologie théorique que l’on trouve une critique organisée de l’idée du pouvoir adaptatif de la sélection naturelle.
L’un des exemples les plus spectaculaires d’un discours sur les limites de ce pouvoir adaptatif s’observe dans l’œuvre de Stuart Kauffman. Dans son livre The Origins of Order (1993), Kauffman développe deux grands arguments visant à montrer que la complexité impose de sérieuses limites au pouvoir adaptatif de la sélection naturelle. D’une part certaines propriétés des systèmes vivants, qu’il nomme génériques, apparaissent spontanément en vertu de leur complexité intrinsèque, quelles que soient les contraintes, et en particulier les pressions sélectives qu’on leur applique. Ainsi, le rapport entre le nombre de types cellulaires dans un organisme et le nombre de gènes présents dans un organisme semble se conformer à une loi de même forme algébrique dans tous les organismes (le nombre de types cellulaires croît
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comme la racine carrée du nombre de gènes). Toutefois la plupart des “propriétés génériques” ou “universaux biologiques” sont caractérisées de manière plus formelles. D’autre part, Kauffman soutient que, passé un certain degré de complexité, il y a de sérieuses limites à la capacité de systèmes soumis à sélection d’évoluer vers un plus haut niveau de fitness (ou
“ valeur sélective ”), ou même de se maintenir à un certain niveau. L’idée de base est que certains degrés de connectivité dans le génome (boucles de rétroaction entre gènes de régulation) sont plus favorables que d’autres à l’action de la sélection.
Il existe d’autres voies ouvertes à la critique du pouvoir adaptatif de la sélection naturelle. Les généticiens des populations ont développé un certain nombre de modèles visant à montrer la naïveté de l’idée selon laquelle la sélection naturelle a un pouvoir d’accroissement quasi automatique de la valeur adaptative des populations. Même en l’absence de facteurs susceptibles de contrecarrer l’action de la sélection (par ex. dérive aléatoire), un processus de sélection naturelle peut avoir pour effet de diminuer la fitness d’une population. C’est le cas par exemple dans des modèles décrivant l’évolution d’une population dans laquelle sont mis en concurrence des gènes déterminant un comportement égoïste et un comportement
altruiste : dans les plus simples de ces modèles, la sélection conduit à la diffusion des gènes égoïstes, et simultanément à la diminution de la fitness globale de la population. Par delà ce cas légendaire, qui rappelle un mode de raisonnement familier aux économistes, la génétique des populations a développé de nombreux modèles théoriques dans lesquels la sélection a pour effet non d’accroître, mais de diminuer la valeur adaptative globale d’une population.
3. Conclusion
Depuis près de trente ans, un débat récurrent sur la validité du “ Darwinisme ” s’est développé, qui a engendré beaucoup de confusion. Parfois la théorie synthétique de l’évolution, autrement dit la version moderne du “ néodarwinisme ” est visée. D’autres fois, la critique porte sur une strate plus ancienne, ou plus récente de l’évolutionnisme d’inspiration darwinienne.
Le darwinisme, en vertu de sa désignation même, est un processus historique. Rien n’implique a priori que ce terme ait recouvert des engagements théoriques homogènes. L’on peut néanmoins faire le pari que la référence obsessionnelle des biologistes de l’évolution à Darwin a une certaine cohérence conceptuelle. C’est dans cet esprit que j’ai proposé un critère simple pour évaluer les proclamations darwiniennes et anti-darwiniennes. Il y a deux manières d’être non darwinien. L’une est de contester le schéma de reconstruction de l’histoire naturelle proposé par Darwin, et de refuser la position hiérarchique que celui-ci confère au principe de sélection dans l’interprétation de l’ensemble des faits qui constituent ensemble l’histoire de la vie. C’est ce genre de critique qui a été le plus commun depuis les années 1970. En général, il ne conduit pas les auteurs à contester que la sélection naturelle soit une explication valide de la genèse des adaptations. L’autre manière d’être non-darwinien est de contester l’universalité du pouvoir adaptatif de la sélection. Dans les décennies qui ont suivi Darwin, ce fut la ligne d’attaque la plus commune contre Darwin ; l’on opposait alors à la sélection naturelle d’autres explications de la genèse des adaptations, comme l’hérédité des caractères acquis. Une telle contestation de l’hypothèse de sélection entraînait évidemment, par ricochet, la contestation de la sélection naturelle comme principe unificateur de l’histoire naturelle de la vie dans son ensemble. Aujourd’hui, la critique du pouvoir adaptatif de la sélection est devenue rare dans la communauté des biologistes, en particulier chez les naturalistes de terrain. Elle est l’affaire de théoriciens soucieux de dissoudre l’évidence apparente du concept de sélection, mais pas forcément de contester la place qui lui est
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reconnue par les naturalistes de terrain.[Cette communication résume quelques arguments développés dans Gayon 1990, 1994, 1995, 1997a, 1998.]
Il y aurait une autre manière d’envisager les querelles récurrentes pour et contre Darwin. Le mot “ darwinisme ” ne renvoie pas seulement, en effet, à des débats internes à l’histoire de la biologie. Depuis ses origines, il a été associé à de larges ans de la culture contemporaine (en particulier : économie, politique, philosophie, religion). C’est là, assurément, un facteur majeur de la popularité du mot. Je n’ai pas traité de cet aspect important de la question. Il est en vraisemblable, en réalité, que chez les biologistes eux-mêmes, les débats pour et contre Darwin sont en partie canalisés et entretenus par des controverses qui vont au delà de leurs querelles théoriques spécialisées. Cet aspect familier de la question ne doit pas faire oublier cependant la dimension proprement théorique des querelles sur le darwinisme. Dans le contexte d’un développement sans précédent des biotechnologies, les débats théoriques sur l’évolution, avec leur charge passionnelle propre, sont là pour nous rappeler qu’aujourd’hui comme hier, la science n’est pas seulement un ensemble de recettes pratiques, mais une tentative pour rendre intelligible la nature, tentative indéfiniment ouverte, et légitimement polémique.
Références
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Goodwin B., 1984. Changing from an evolutionary to a generative paradigm in Biology, in Evolutionary Theory: Paths into the Future, J.W. Pollard, New York (ed.), New York, Wiley, pp. 99-120.
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Ph. dissertation.
Kimura, M., Evolutionary Rate at the Molecular Level. Nature, 217 : 624-626.
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Raup, D. 1991 Extinction. Bad Genes or Bad Luck?. New York, Norton and Company). Trad. fr : De l’extinction des espèces — Sur la disparition des dinosaures et de quelques milliards d’autres, trad. par M. Blanc, Paris, Gallimard, 1993.
Ruse, M., 1975. Darwin’s debt to philosophy: an examination of the influence of the philosophical ideas of John F.W. Herschel and William Whewell on the development of Charles Darwin’s theory of evolution. Studies in History and Philosophy of Science, 6: 159- 181.
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