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PHYSIQUE DES PARTICULES |
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Robert Aymar : « Pour une physique des particules européenne »
l'entretien - par Robert Aymar dans mensuel n°373 daté mars 2004 à la page 65 (2245 mots) | Gratuit
Le laboratoire de physique des particules du CERN fêtera cette année son cinquantenaire. Son nouveau directeur général va devoir gérer la fin de réalisation du projet LHC, le grand accélérateur de protons et préparer le futur du laboratoire. Son expérience le fait aussi réagir aux atermoiements concernant le site d'ITER comme aux menaces pesant sur la recherche fondamentale.
La Recherche : Le CERN connaît depuis 1996 une réduction de ses ressources humaines et financières. Il concentre ses moyens sur un seul objectif : le futur accélérateur de particules LHC [1]. Maintenant que vous êtes aux commandes, vous devez appliquer les recommandations que vous avez proposées en 2002 dans le cadre du Comité d'audit externe ERC. Comment allez-vous vous y prendre ?
Robert Aymar : Jusqu'en 2002, la réduction des moyens n'a pas réellement été prise en compte dans le choix de l'ensemble des objectifs expérimentaux. De plus, le financement des surcoûts prévisionnels de la réalisation du LHC est brutalement apparu comme irréalisable dans le calendrier affiché. Les recommandations de l'audit externe concernant la gestion du projet LHC étaient de bon sens. Elles ont été approuvées par le Conseil, et les directions du CERN et du projet ont immédiatement entrepris leur mise en oeuvre. La principale suggestion était de décomposer le projet du LHC en une série de tâches à réaliser et de les confier à des groupes de scientifiques et de techniciens du CERN sous la forme d'un quasi-contrat avec la direction, qui énonce les objectifs à atteindre et indique les moyens agréés comme le calendrier à respecter. Ces tâches sont ensuite décomposées en workpackages successifs, chacun avec un coût prévisionnel, un résultat constatable et une durée, environ trois mois. En décomposant l'ensemble du projet sur toute sa durée en quelques milliers de workpackages, d'une part, on n'oublie rien et, d'autre part, on a une appréciation de tous les instants sur l'état d'avancement de l'ensemble et de la variation éventuelle du coût global. Cette surveillance automatique et transparente fonctionne depuis septembre 2003. Nous avons ainsi, tous les mois, une vision globale des progrès de la réalisation de la future machine, l'accélérateur de protons.
Le personnel s'inquiète d'un retard supplémentaire qui ferait glisser la première exploitation scientifique du LHC en 2008, voire plus loin. Le risque de démotivation n'est-il pas grand ?
Robert Aymar : Les scientifiques s'inquiètent toujours. Dans son rapport, l'ERC a reconnu que techniquement et financièrement la date d'avril 2006 ne pourrait être tenue, qu'il faudrait un an de plus. Tout est prévu pour que, durant l'été 2007, l'ensemble du système soit opérationnel. Mais cette date-là ne dépend pas que du CERN. Des impondérables peuvent survenir et entraîner des retards imprévus : une usine peut prendre feu, un industriel déposer le bilan. Depuis l'année dernière, la production indus-trielle a atteint, avec du retard, des taux de production raisonnables par rapport au débit nécessaire pour arriver juste à temps. Sans accident ou incident, les délais peuvent être tenus, mais nous n'avons aucune marge.
Vous parlez de l'accélérateur de particules. Qu'en est-il des détecteurs qui recueilleront les données ?
Robert Aymar : Les détecteurs ne sont pas de la responsabilité du CERN ; ils sont fabriqués par des centaines d'instituts scientifiques à travers le monde. Contrairement à celle de l'accélérateur de protons, la contribution de ces instituts aux détecteurs n'est pas directement financière mais en nature. C'est pourquoi le déroulement de la construction des détecteurs est beaucoup plus difficile à contrôler. De toute façon, ces détecteurs sont des ensembles de sous-systèmes indépendants ; s'il manque un élément, par suite d'un retard, le détecteur pourra néanmoins enregistrer des données appréciables. L'accélérateur de protons, quant à lui, doit être complet pour pouvoir démarrer.
Votre prédécesseur, Luciano Maiani, a réussi à sauver une ligne budgétaire pour des efforts de recherche et développement R&D, et à maintenir son projet d'un faisceau de neutrinos entre le CERN et l'Italie. Ces efforts seront-ils poursuivis ?
Robert Aymar : Je considère que tous les engagements pris doivent être tenus. Le flux de neutrinos qui partira du CERN pour être analysé dans le tunnel du Gran Sasso en Italie fonctionnera comme prévu en 2006. Le LHC est pour 2007. C'est demain. Quant à la R&D, c'est l'avenir du CERN à plus long terme. À ce sujet, le message de l'ERC est très important. Dans la convention fondatrice du laboratoire, ratifiée en 1954, le Conseil avait deux fonctions : la supervision du laboratoire, mais aussi la coordination, sur toute l'Europe, des programmes de recherche en physique des particules et en physique nucléaire. Cette seconde fonction n'a jamais été réellement entreprise par le Conseil. Vu la difficulté de la tâche, ce n'est pas un oubli. Il n'empêche que la discipline a besoin de cette coordination. Elle peut s'organiser maintenant dans le cadre de la politique proposée par la Commission européenne. L'accord de Lisbonne sur la création de l'Espace de recherche européen permet, par des liens nouveaux créés entre les acteurs européens d'une même discipline, d'atteindre plus facilement la masse critique qui augmente l'efficacité de chacun. Cette politique est une excellente idée. Pour ce faire, on a besoin d'une coordination qui soit gérée directement par les institutions scientifiques concernées. En physique des particules, c'est le Conseil du CERN qui doit en être chargé. Pour cela, des représentants du laboratoire doivent collaborer partout avec leurs collègues européens. Nous n'avons pas, actuellement, de ressources humaines disponibles pour remplir totalement cet objectif. Il faudra néanmoins y parvenir. C'est un besoin stratégique pour le laboratoire comme pour l'ensemble de la communauté.
Quel sera le futur grand accélérateur de particules ? Le Département de l'Énergie DOE américain a classé ses priorités pour les vingt ans à venir [2]. Le projet de réacteur expérimental de fusion nucléaire ITER est classé en tête, mais aucun grand instrument de physique des particules n'apparaît dans les dix premiers. La communauté scientifique n'en a-t-elle pas besoin ?
Robert Aymar : Dans la liste du DOE, la demande des physiciens d'un accélérateur linéaire de particules, collisionneur d'électrons et de positrons, un Linear Collider, n'arrive qu'en 13e position. Il est envisagé un maximum de financement autour de 2015 après une décision de construction probablement en 2010-2012. Néanmoins, l'Europe n'a pas fait le même exercice prévisionnel que les États-Unis. Seul le Research Council britannique s'y est essayé. Cela permet de caler les idées, même si cela n'engage à rien. C'est une façon de focaliser les énergies. Il est certain qu'il n'y aura qu'une seule machine à l'échelle mondiale. Pour le CERN aussi, le collisionneur linéaire est clairement affiché comme priorité. C'est le complément du programme scientifique du LHC.
Beaucoup de projets de collisionneur linéaire fleurissent dans le monde. Au CERN, vous travaillez sur le CLIC, le Compact Linear Collider...
Robert Aymar : Effectivement, le CERN développe depuis plus de quinze ans un concept original, le collisionneur linéaire électrons-positrons permettant d'atteindre une énergie de plusieurs TeV 1012 électronvolts. Certains scientifiques considèrent qu'une machine de 500 GeV 5.1011 électronvolts serait suffisante, mais d'autres pensent qu'il faut aller au-delà de 1 TeV, car cela donnerait des possibilités de découvertes beaucoup plus grandes. Les développements technologiques réalisés aux États-Unis, en Europe ou au Japon sont tous limités entre ces deux valeurs. Il n'y a que la proposition du CERN, le CLIC, qui permet d'aller jusqu'à 4 ou 5 TeV, si la preuve est apportée de sa faisabilité complète. Certains poussent à décider, dès maintenant, dans un cadre mondial, les spécifications du collisionneur et à limiter l'énergie à moins de 1 TeV dans le centre de masse. Si pour une raison pertinente, financement ou attente des résultats du LHC, la décision de construction du collisionneur devait n'être prise qu'après 2010, il serait souhaitable que la preuve opérationnelle du fonctionnement du concept CLIC soit disponible à cette date, de manière à choisir le concept le plus adapté et l'énergie la plus susceptible de nouvelles découvertes. C'est pourquoi il a été proposé au Conseil du CERN, en décembre 2003, d'accélérer le développement expérimental du CLIC de manière à confirmer la confiance dans le concept en temps utile, soit en 2009. La contribution des États membres du CERN pourrait être « à la carte », comme ce qui se fait pour les détecteurs, dans lesquels les pays intéressés mettent des forces en commun.
Les grands projets demandent la coopération des grandes nations. Au CERN, à côté des pays européens, les États-Unis, le Japon et la fédération de Russie ont un statut, même si ce n'est que celui d'observateur et non de décideur. Votre prédécesseur a signé, début décembre, un accord de participation de la Nouvelle-Zélande au projet LHC. S'oriente-t-on vers un CERN mondialisé ?
Robert Aymar : Le CERN est déjà un centre mondial. Ce qui se fait ici a attiré l'intérêt de tous les physiciens des particules du monde. Il faut poursuivre cette démarche. Pas seulement parce qu'elle permet de bénéficier de moyens financiers supplémentaires, mais parce que le CERN a toujours eu un rôle politique. Il a permis que des relations scientifiques et humaines de bonne qualité soient établies et maintenues entre des pays que des politiques séparaient solidement.
Ces relations préliminaires ont ensuite permis des rapprochements, puis des coopérations nationales. Nous avons collaboré avec des scientifiques de l'Union soviétique bien avant la chute du rideau de fer et de la Chine avant qu'elle soit acceptée dans la communauté internationale. Ce rôle du CERN au bénéfice de l'humanité est très important, et nous devons collaborer avec les scientifiques de tous les pays qui le souhaitent et qui soutiennent l'existence d'une communauté nationale de physique des particules. Mais que tous les pays deviennent des États membres me semble impossible. La gestion du CERN deviendrait aussi difficile que celle de l'ONU.
Le CERN doit rester européen au sens le plus large, avec des collaborations multilatérales quasi permanentes pour monter différents projets et les faire vivre.
Nous avons un exemple de collaboration qui achoppe. C'est ITER. Vous avez été, jusqu'en septembre dernier, le directeur de cet ambitieux projet de réacteur expérimental de fusion nucléaire. Que pensez-vous des derniers atermoiements ?
Robert Aymar : La recherche en physique des plasmas et son application à la fusion nucléaire existent depuis quarante ans. Les résultats ont considérablement progressé ces quinze dernières années, mais tout n'est pas encore compris. On ne peut pas encore modéliser tous les détails du fonctionnement physique d'un réacteur, car dans le plasma très chaud se produisent des turbulences non linéaires. Néanmoins, les performances, réalisées sur les différentes machines, qui couvrent trois ordres de grandeur, peuvent être rassemblées dans une seule loi expérimentale. Ce qui ne veut pas dire que l'extrapolation à la taille d'ITER continuera à suivre la même loi, mais je pense que le risque que cela ne fonctionne pas est très faible. Les valeurs des paramètres physiques individuels à atteindre sont garanties par les expériences actuelles ; elles permettent d'assurer l'énergie récupérée par rapport à celle injectée, ainsi que la durée de fusion réalisée.
Avec ITER, le gain en énergie sera d'au moins un facteur dix. La grande différence avec les expériences précédentes est que les performances et l'évolution du plasma d'ITER seront contrôlées par la source d'énergie de fusion interne et non plus par celle injectée de l'extérieur. ITER est donc une étape indispensable si l'on veut utiliser un jour la fusion. De plus, les scientifiques sont prêts ; c'est le moment d'y aller, même si l'on aurait pu le faire il y a six ou sept ans. J'ai quitté le projet ITER le 1er septembre dernier, en m'imaginant que tout était bien préparé pour une décision simple après deux années de négociations internationales. Et puis tout a été remis en question, probablement par un mélange entre des intérêts politiques à court terme et des intérêts scientifiques à très long terme. Tout était organisé pour que la décision soit prise à l'été 2003, mais vous avez vu ce qui s'est passé.
La recherche française est en crise. En particulier, le Dapnia*, le département de recherche fondamentale du CEA, que vous avez créé et organisé pendant quatre ans, est menacé. Quelle est votre analyse ?
Robert Aymar : L'existence de la recherche fondamentale au CEA est un résultat de l'histoire, car elle n'a pas été proposée initialement. Mais les décideurs ont vite compris qu'il n'y a aucune chance de réussir à maintenir un organisme d'excellence en recherche appliquée ou focalisée sans un support important de la recherche fondamentale. L'intérêt d'une recherche fondamentale forte a toujours été très grand au CEA, à condition d'accepter qu'elle irrigue la recherche appliquée. C'est ce que j'ai voulu faire lorsque j'y étais directeur de la recherche fondamentale.
L'idée de supprimer cette recherche sous la contrainte de difficultés financières toujours contingentes est une erreur fondamentale. Que des contraintes budgétaires conduisent à réduire les moyens de tel ou tel secteur pendant un certain temps, c'est normal. Ce sont des décisions difficiles à prendre, il y en aura toujours. Partout, que ce soit au CERN, au Dapnia ou à l'IN2P3*, il faut être focalisé, être visible sur des objectifs importants et reconnus.
Le but n'est pas d'orienter les recherches, mais d'atteindre une masse critique sur un sujet donné. De même, si les ingénieurs et les techniciens du CEA sont impliqués dans de nombreuses expériences à la fois, il peut être facile de limiter le nombre de coopérations aux expériences et ainsi de se séparer logiquement de certaines ressources humaines. Ce serait encore une erreur. Pour être plus efficace, il faudrait rassembler les moyens existants sur les objectifs les plus importants. En période de vaches maigres, être visible est indispensable pour être reconnu et ne pas mourir.
Propos recueillis par Jacques-Olivier Baruch
Photos : Guillaume Atger
Par Robert Aymar
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LES ATOMES FROIDS |
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La preuve par les atomes froids
dossier spécial - par Frédéric Chevy dans mensuel n°393 daté février 2006 à la page 70 (2676 mots) | Gratuit
À quoi pourraient servir les gaz d'atomes refroidis à très basse température où, entre autres comportements étranges, la viscosité est nulle ? À fabriquer un nouveau type d'ordinateur, ont montré des physiciens en s'appuyant sur des travaux engagés depuis une dizaine d'années.
Comment se comportent les noyaux atomiques, les étoiles à neutrons ou encore les matériaux supraconducteurs qui
conduisent l'électricité sans perte d'énergie ? Pour répondre à cette question, les physiciens butent sur un problème : les calculs concernant ces systèmes composés d'un grand nombre de particules en interaction sont d'une énorme complexité. Même les ordinateurs les plus puissants sont incapables de les effectuer en des temps raisonnables.
Pour contourner les obstacles posés par ces systèmes à « n-corps quantiques », une approche consisterait à simuler leur comportement avec des systèmes physiques modèles, en réalisant ce qu'on appelle un « calculateur analogique quantique ». Depuis quelques années, les physiciens étaient de plus en plus nombreux à penser que des gaz d'atomes refroidis à quelques milliardièmes de degrés au-dessus du zéro absolu constitueraient d'excellents candidats. Cette intuition a été confirmée, en juillet 2005, par les travaux de Wolfgang Ketterle et son équipe au MIT. En identifiant un nouvel état de la matière où la viscosité est nulle, ils ont franchi un premier pas vers la réalisation d'un simulateur quantique, laissant poindre la résolution d'autres problèmes fondamentaux de la physique [1] .
Calcul analogique
Les calculateurs analogiques sont fondés sur un principe foncièrement différent de celui des ordinateurs que nous utilisons aujourd'hui. Ces derniers sont des dispositifs programmables qui, pour résoudre un problème donné, réalisent une série d'opérations élémentaires « ET », « OU », « NON », etc.. Leur nombre est d'autant plus grand que l'on souhaite un résultat précis. Or, pour satisfaire cette exigence, le temps de calcul peut parfois excéder la durée de vie d'un chercheur ! Cette difficulté ne se pose pas pour les calculateurs analogiques dont le principe consiste à résoudre un problème mathématique en s'appuyant sur un système physique qui obéit à la même équation : des résultats de mesures sont utilisés pour répondre à la question initiale. Pour un ordinateur analogique, le temps de calcul correspond ainsi à la durée de la manipulation. Et la précision n'est limitée que par celle des instruments de mesure.
Historiquement, le calcul analogique préexiste au calcul numérique. Son origine est même très ancienne. Vers - 100 avant notre ère, par exemple, la machine dite d'Anticythère simulait la marche apparente du Soleil et de la Lune. Constitué d'une vingtaine de roues dentées, d'axes, de tambours et d'aiguilles mobiles, ce mécanisme était l'ancêtre des horloges astronomiques du Moyen Âge et de la Renaissance, comme celle d'une douzaine de mètres de haut que l'on peut toujours admirer dans la cathédrale de Strasbourg.
Polyvalence du numérique
Pendant des siècles, les calculateurs analogiques ont été utilisés pour résoudre des problèmes divers. Ainsi, dans les années 1930, l'armée américaine calculait encore les trajectoires balistiques avec des ordinateurs analogiques mécaniques. Mais en dépit de leurs performances en termes de temps de calcul, ces machines présentaient un inconvénient de taille : leur manque de souplesse. On ne pouvait les utiliser que pour résoudre un seul type de problème. Après la Seconde Guerre mondiale, ce concept fut progressivement abandonné au profit des ordinateurs numériques, programmables et beaucoup plus polyvalents, avec le succès que l'on sait.
Quelques physiciens, comme le Prix Nobel Richard Feynman, continuèrent de penser que l'ordinateur analogique n'avait pas dit son dernier mot : devant les difficultés posées par l'étude des systèmes à n-corps quantiques, il constituerait un atout précieux [2] . Mais les contraintes étaient très fortes. Le système ne devait contenir aucune impureté de manière à correspondre le plus exactement possible aux modèles théoriques. Et tous les paramètres physiques, en particulier l'intensité des interactions entre les constituants, devaient pouvoir être contrôlés afin de simuler le comportement d'autres systèmes physiques. Faute
de candidats valables, l'idée de Feynman resta temporairement sans suite.
Il fallut attendre l'essor des gaz d'« atomes froids » pour qu'une piste crédible se révèle enfin. Dans les années 1980, grâce à la lumière laser, les physiciens avaient appris à refroidir des gaz à des températures jamais atteintes par l'homme. Les initiateurs de cette technique, Steve Chu, de l'université Stanford, Claude Cohen-Tannoudji, de l'École normale supérieure, et William Phillips, du National Institute of Standard and Technology, obtinrent le prix Nobel de physique en 1997. Si les atomes froids apparaissaient comme de si bons candidats pour la réalisation d'un simulateur analogique quantique, c'est parce que leur très basse température ainsi que leur faible densité permettent un contrôle quasi total des propriétés physiques du gaz. Et, puisque dans de telles conditions les atomes se déplacent lentement, on peut effectuer des mesures d'une très grande précision, comme le prouvent les dernières générations d'horloges à atomes froids : à ce jour, elles fournissent les étalons de fréquence, et donc de temps, les plus précis au monde.
Un prototype à portée de main
Dans la pratique, le paramètre physique le plus difficile à moduler sur une large gamme était l'interaction entre particules. En 1999, l'observation d'un phénomène quantique appelé « résonance de Feshbach * » permit de passer outre cette difficulté : en utilisant des champs magnétiques, les physiciens apprirent à contrôler la force des interactions entre les atomes froids [3] . Cette découverte laissa penser au groupe de théoriciens dirigés par Ignacio Cirac et Peter Zoller, de l'université d'Innsbruck, en Autriche, qu'un prototype d'ordinateur analogique était à portée de main. Ils réussirent à convaincre plusieurs groupes de théoriciens et d'expérimentateurs, issus de l'optique quantique, la physique atomique, la physique des solides et la physique nucléaire, de combiner leurs talents et de se lancer dans cette aventure.
La validité de l'approche analogique devait d'abord être testée dans la situation la plus simple, en l'occurrence un système contenant une seule espèce d'atomes. À très basse température, on savait que le comportement d'un groupe de particules était dominé par une propriété quantique fondamentale, le « spin », qui, en quelque sorte, décrit la vitesse de rotation de chaque particule sur elle-même à la manière d'une toupie. Le spin ne peut pas prendre de valeurs quelconques : il peut être soit entier 0, 1, 2, etc., soit demi-entier 1/2, 3/2, etc.. Dans le premier cas, la particule est appelée « boson », dans le deuxième, c'est un « fermion ». Or, contrairement aux bosons comme les photons, par exemple dont le comportement était relativement bien compris, les fermions posaient de multiples questions qui résistaient aux spécialistes du domaine. Il parut donc opportun de développer un ordinateur analogique utilisant des atomes fermioniques.
L'une des questions ouvertes concernait l'existence et la nature de la superfluidité des systèmes fermioniques, un état où la matière s'écoule sans frictions du fait de sa viscosité nulle. Cette propriété était habituellement associée aux particules bosoniques, car celles-ci ont tendance à se placer dans le même état énergétique. En 1924, Albert Einstein avait montré qu'il existait une température au-dessous de laquelle les bosons s'accumulaient dans l'état de plus basse énergie, formant ce que l'on nomme aujourd'hui un « condensat de Bose-Einstein » CBE. Dès les années 1930, le caractère superfluide de ce condensat avait pu être démontré dans l'hélium liquide. Plus récemment, en 1995, les premiers condensats de Bose-Einstein gazeux ont été observés par le groupe d'Eric Cornell et Carl Weinman, de l'université du Colorado, et par celui de Wolfgang Ketterle. Un tour de force expérimental qui est à l'origine des avancées les plus récentes en physique des atomes froids, et qui valut à ces physiciens d'être récompensé par le prix Nobel en 2001.
Contrairement aux bosons, les fermions sont « individualistes » : ils ne peuvent occuper à deux le même état énergétique. Pour placer des fermions, comme les électrons, par exemple, dans un piège, il est nécessaire de remplir un à un les niveaux d'énergie en commençant par le plus bas [fig. 1] : l'« énergie de Fermi » est alors associée au dernier état peuplé. En raison du comportement individualiste des fermions, on pourrait penser qu'il n'existe pas d'état superfluide dans un système composé de ce type de particules. Cette hypothèse était pourtant invalidée par l'existence des métaux supraconducteurs qui étaient connus depuis le début du XXe siècle, où la disparition de la résistance électrique est analogue à la perte de viscosité. Dans les métaux, les physiciens américains John Bardeen, Leon Cooper et John Schrieffer ont démontré dans les années 1950 que l'état supraconducteur résultait de l'appariement des électrons entre eux.
Interactions attractives
Or, lorsque deux particules s'associent pour former une paire, leurs spins peuvent s'ajouter ou se soustraire, mais celle-ci possède toujours un spin entier : c'est donc un boson. En formant une paire, des fermions soumis à des interactions attractives sont donc susceptibles de former un état superfluide. C'est la théorie dite « BCS », dont le domaine de validité était restreint aux interactions faiblement attractives entre fermions.
Cette théorie pouvait-elle être étendue à tout régime d'interaction ? Vers le début des années 1980, Philippe Nozières, Anthony Leggett et Stefan Schmitt-Rink en avaient fait l'hypothèse en se fondant qualitativement sur le fait que la distance entre les atomes d'une paire devait être d'autant plus faible que les interactions entre particules étaient attractives [4] . Pour des interactions fortes, on s'attend donc à obtenir des paires de très petite taille. Celles-ci peuvent alors être considérées comme des particules ponctuelles, ce qui nous ramène à la théorie d'Einstein appliquée à un gaz de molécules bosoniques. Lorsqu'on réduit l'intensité des interactions, la taille des paires augmente. Et lorsque l'attraction devient extrêmement faible, la distance entre deux particules d'une même paire devient bien plus grande que la distance entre deux paires. Nozières, Leggett et Schmitt-Rink retrouvaient ainsi les paires de Cooper telles qu'elles avaient été décrites, dans les années 1950, par Bardeen, Cooper et Schrieffer [fig. 2] .
L'argument précédent était relativement solide dans les régimes d'interactions très fortes ou très faibles, puisqu'on pouvait leur appliquer soit la théorie d'Einstein soit la théorie BCS. La situation était nettement plus confuse dans le régime d'interactions intermédiaire. En effet, les interactions y étaient trop importantes pour traiter le gaz comme un groupe de fermions sans interactions, et elles étaient trop faibles pour traiter les paires comme des particules ponctuelles. Or, d'un point de vue aussi bien théorique qu'expérimental, ce régime était le plus intéressant à étudier puisque celui-ci décrit des systèmes aussi divers que les étoiles à neutrons, l'un des stades ultimes de l'évolution d'une étoile, les matériaux supraconducteurs à haute température critique, dont l'interprétation théorique est controversée et dont les enjeux économiques sont potentiellement considérables, ou encore le plasma de quarks et de gluons, un état qui se serait formé quelques millionièmes
de secondes après le Big Bang !
Pour trancher entre l'hypothèse de Nozières, Leggett et Schmitt-Rink et d'autres modèles qui prédisaient notamment une transition non continue et un comportement instable dans le régime intermédiaire, la réponse ne pouvait venir que d'une résolution exacte du problème : soit en mobilisant des ressources informatiques très puissantes, soit, dans l'optique d'un calcul analogique en la
testant sur un système pour lequel il serait possible de faire varier l'intensité des interactions.
L'approche analogique a commencé à porter ses fruits en 2003 : des condensats moléculaires composés de fermions ont été observés presque simultanément par Rudolph Grimm, à Innsbruck, et Deborah Jin, à Boulder [5] . Mettant à profit les connaissances acquises sur les résonances de Feshbach, la transition CBE-BCS a ensuite pu être explorée. En accord avec les prédictions de Leggett, Nozières et Schmitt-Rink, un nuage d'atome pour toutes les intensités d'interactions a été conservé intact, sans qu'aucune des
instabilités prédites par les modèles concurrents ne se manifeste.
Suite à ce premier résultat qualitatif, une période d'activité expérimentale intense permit de caractériser plus précisément le régime de transition. L'existence d'un appariement entre fermions a pu être démontrée, et l'énergie du gaz entre le condensat de molécules et l'état BCS a été établie. Il s'avère que l'énergie de chaque particule est proportionnelle à l'énergie de Fermi du système. Et la constante de proportionnalité, que l'on note par la lettre grecque prononcez xi est un nombre « universel », au même titre que par exemple. Autrement dit, elle ne dépend pas du système physique auquel on applique ce modèle de fermions en interactions, qu'il s'agisse d'un gaz d'atomes froids ou d'une étoile à neutrons !
Tourbillons quantiques
En 2004, notre groupe de l'École normale supérieure a déterminé expérimentalement ce paramètre dans le régime intermédiaire en ouvrant brusquement le piège servant à confiner les atomes [6] . Le gaz « explose », et s'étend d'autant plus rapidement que que son énergie est importante.Ainsi, en mesurant le rayon du gaz après une milliseconde, nous avons pu remonter à une valeur de . Celle-ci était en profond désaccord avec la valeur prédite par Nozière, Leggett et Schmitt-Rink. Cependant, leur calcul était sujet à caution puisqu'il avait été réalisé en dehors du cadre de validité de la théorie BCS.
En travaillant sur un très petit nombre de fermions une trentaine, Vijay Pandharipande, de l'université d'Urbana-Champaign, a réalisé une simulation informatique numérique qui semble confirmer nos mesures [7] . D'autres simulations prenant en compte
plusieurs dizaines de milliers de particules, plus
réalistes et donc plus pertinentes, sont actuellement en cours. Elles nécessiteront une année de calcul,
et mobiliseront les plus puissants ordinateurs branchés en réseau, ce qui souligne la pertinence de l'approche analogique.
Mais en dépit des résultats et d'indices expérimentaux obtenus depuis 2003, il manquait encore une preuve directe de l'existence d'un état superfluide dans la transition CBE-BCS. Celle-ci est venue au printemps 2005 avec les expériences
de mise en rotation
de gaz de fermions dans le régime intermédiaire réalisées par le groupe de Ketterle. Lorsqu'un fluide classique, comme de l'eau par exemple, est placé dans un seau en rotation, la friction avec les parois entraîne le liquide : celui-ci se met à tourner « en bloc » avec le seau. Or, du fait de l'absence de viscosité dans l'état superfluide, une telle situation ne peut se produire. À la place, des tourbillons se forment. Ils ont le même diamètre et se manifestent par le trou qu'ils percent dans le nuage, puisque la force centrifuge rejette les atomes de leur centre. De tels tourbillons avaient été observés dans l'hélium superfluide par Richard Packard, de l'université de Californie, en 1974, et dans des gaz de bosons, par notre groupe, en 2001.
Dans l'expérience de Ketterle, des atomes de lithium sont piégés par un faisceau laser. Le gaz prend la forme d'un cigare allongé dans la direction du faisceau voir ci-dessus . Un deuxième faisceau permet de mettre le gaz en rotation. Lorsque sa vitesse est suffisament grande, des tourbillons apparaissent. Ils s'organisent selon un réseau triangulaire connu sous le nom de « réseau d'Abrikosov » [8] . Si l'existence des tourbillons résulte bien des lois de la mécanique quantique, le réseau d'Abrikosov est une conséquence d'effets hydrodynamiques et sa structure est le produit de deux forces en compétition : la poussée d'Archimède, qui tend à ramener chaque tourbillon vers le centre du piège, et la force de Magnus * , qui repousse les tourbillons tournant dans le même sens. Caractéristique du régime superfluide, l'observation de tourbillons dans un gaz de fermions montre bien que le nuage reste superfluide sur toute la transition CBE-BCS.
L'élucidation du comportement d'un gaz de fermions monoatomiques constitue un pas important vers l'élaboration d'un simulateur quantique capable d'étudier des systèmes composés d'atomes différents et dans des situations aussi variées que possible. Un enjeu important sera d'isoler les problèmes abordables ainsi que le système expérimental le plus polyvalent. Actuellement à l'étude, la possibilité de piéger des gaz d'atomes froids dans des réseaux optiques obtenus par l'interférence de plusieurs lasers ouvre des perspectives prometteuses.
EN DEUX MOTS Dans le monde quantique, celui de l'infiniment petit, les interactions
entre particules peuvent mener à des calculs
très complexes. Tellement que la puissance des ordinateurs ne suffit pas à les comprendre. Pour s'affranchir de cette difficulté, les physiciens cherchent à mettre au point un calculateur analogique
à l'aide d'atomes ultra-froids qui simuleraient
le comportement de particules en interaction. Un premier pas a été franchi au printemps 2005 par l'équipe du physicien allemand Wolfgang Ketterle.
Par Frédéric Chevy
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NEUTRONS |
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Les sauts quantifiés des neutrons
et aussi - par Cécile Michaut dans mensuel n°353 daté mai 2002 à la page 16 (1127 mots) | Gratuit
Einstein, père de la relativité générale, qui décrit la gravitation, et important contributeur à l'élaboration de la mécanique quantique, ne s'en est jamais satisfait : les deux principales théories physiques du XXe siècle sont incompatibles. Cela n'empêche toutefois pas la réalisation d'expériences où les deux phénomènes se manifestent simultanément.
Prenez une balle et faites-la rebondir sur le sol. La hauteur des rebonds dépend évidemment de l'énergie que vous donnez à la balle, et diminue progressivement, sans limite théorique : une balle bien choisie pourrait rebondir à seulement quelques micromètres, voire quelques nanomètres. En revanche, si vous remplacez la balle par une particule élémentaire, vous n'obtiendrez que des rebonds à des hauteurs bien précises, qui ne dépendent que de la masse de la particule : 15 micromètres au minimum pour un neutron*. C'est ce que vient de montrer une équipe franco-germano-russe, dirigée par Valery Nesvizhevsky à l'institut Laue-Langevin de Grenoble1.
Pourquoi le neutron ne rebondit-il pas à n'importe quelle hauteur ? Parce qu'il est très petit, et qu'il obéit aux lois de la mécanique quantique. En particulier, son énergie dans un champ de force* ne peut prendre que des valeurs bien précises : elle est quantifiée. Ce phénomène avait été observé à maintes reprises pour les trois autres forces fondamentales de l'Univers : électromagnétique, nucléaire faible et nucléaire forte. Par exemple, les électrons plongés dans le champ électromagnétique créé par le noyau d'un atome ne peuvent avoir que des énergies bien définies. On l'observe lorsque l'on chauffe un élément chimique : il émet des raies de lumière, à des fréquences précises, correspondant aux passages d'électrons d'une énergie à une autre2. Mais c'est la première fois que la quantification de l'énergie est associée à la gravitation.
Force faible. Le choix de Valery Nesvizhevsky et ses collègues s'est porté sur le neutron, notamment à cause de sa neutralité électrique. Il n'est presque pas soumis aux forces électromagnétiques, qui sont infiniment plus intenses que la gravité et masquent généralement les effets de celle-ci dans les expériences de physique des particules dans certaines conditions, le neutron subit tout de même l'influence du champ magnétique.
Toutefois, habituellement, les faisceaux de neutrons ne sont pas non plus piégés par le champ de gravité terrestre : les particules vont si vite qu'elles ne retombent jamais sur Terre. Pour observer les effets quantiques dus à la gravitation terrestre, les physiciens de Grenoble ont donc utilisé un faisceau de neutrons extrêmement ralentis à environ 8 mètres par seconde. Ils ont fait pénétrer ceux-ci entre deux surfaces horizontales : la surface inférieure réfléchit tous les neutrons qui tombent dessus, tandis que celle située au-dessus les absorbe.
Des neutrons traversent alors ce dispositif en rebondissant. Du moins tant que la surface absorbante, dont la hauteur est variable, est assez haute. Car dès qu'elle se trouve à moins de 15 micromètres, plus aucun neutron ne passe : ils sont tous absorbés. Autrement dit, les neutrons ne peuvent pas rebondir à moins de 15 micromètres : leur énergie dans le champ de gravitation est quantifiée.
Un tel résultat était attendu. L'énergie correspondant à ce saut minimal est même calculable par un étudiant : 1,41 pico-électronvolt, mille milliards de fois plus faible que l'énergie d'un photon de lumière visible. La performance réside dans la précision de l'expérience, qui a détecté un phénomène aussi ténu. Les sources potentielles d'erreurs expérimentales sont nombreuses et, dans le faisceau source, assez peu de neutrons possèdent la bonne énergie pour pénétrer dans le dispositif. Les physiciens ont donc dû accumuler énormément de données pour obtenir un résultat sûr.
Sauts énormes. Si l'énergie du saut est très faible, sa hauteur, elle, peut surprendre les habitués de la mécanique quantique. Ces 15 micromètres l'épaisseur d'une feuille d'aluminium alimentaire sont gigantesques par rapport aux distances généralement rencontrées dans ce domaine : la distance minimale entre le noyau de l'atome d'hydrogène et son électron est, par exemple, 300 000 fois plus petite. En outre, d'autres rebonds, plus élevés, sont possibles, aussi à des hauteurs bien précises. Et sur la Lune, où la gravitation est plus faible, le rebond minimal serait environ deux fois plus grand.
Ces effets quantiques de la gravitation ne se limitent bien sûr pas aux neutrons : l'énergie de tous les objets soumis à un champ gravitationnel est quantifiée. Les niveaux diffèrent toutefois selon la masse. Ainsi, plus une particule est massive, plus ses niveaux d'énergie sont resserrés. Pour un objet macroscopique comme une balle, on passe continûment de l'un à l'autre, et le mouvement n'est pas limité. En revanche, Valery Nesvizhevsky annonce qu'« une prochaine étape sera d'étudier ces niveaux pour des atomes très ralentis ». Contrairement aux neutrons, qui se désintègrent en moyenne au bout d'un quart d'heure, les atomes ont une durée de vie quasi illimitée. En les gardant très longtemps dans le dispositif, les physiciens obtiendront des résultats bien plus précis.
Théories inconciliables. Cette expérience permettrait-elle de réconcilier les deux grandes théories physiques du XXe siècle, notoirement incompatibles, la mécanique quantique et la relativité générale, qui décrit la gravitationI ? Pas directement : dans l'expérience de Valery Nesvizhevsky et ses collègues, le comportement de la matière est quantique, mais celui du champ gravitationnel, lui, ne l'est pas. Dans une théorie de la « gravitation quantique », encore à construire, la gravitation serait véhiculée par des particules appelées gravitons, analogues aux photons pour la lumière. Toutefois, selon Valery Nesvizhevsky : « La gravitation quantique requiert l'échange de gravitons entre niveaux d'énergie gravitationnels. En observant ces niveaux d'énergie, nous avons déjà réalisé un premier pas. »
Bien qu'ils confirment des phénomènes prévus, les résultats des physiciens grenoblois soulèvent des interrogations. Car, formellement, ils remettent en cause des applications du principe d'équivalence, énoncé par Galilée, et selon lequel la masse gravitationnelle qui intervient dans les phénomènes de gravitation est égale à la masse inertielle utilisée lorsque l'on applique une force sur une masse, par exemple pour la mettre en mouvement. L'une des conséquences de ce principe est en effet que tous les objets tombent de la même façon, quelle que soit leur masse. Or, nous venons de voir que la chute des objets se fait par paliers dépendant de la masse. « Aujourd'hui, il s'agit plus d'une reformulation du principe d'équivalence, pour tenir compte de la quantification, que d'un vrai changement dans la théorie », relativise Valery Nesvizhevsky. Mais le principe d'équivalence, qui n'a jamais été testé dans le domaine quantique, n'a même été vérifié qu'avec une précision de 0,1 % à 1 % dans le domaine classique. D'où l'importance de mesures plus précises pour confirmer que l'action d'une force et celle de la gravitation sont bien équivalentes.
Ce n'est pas rien : cette équivalence est l'un des postulats fondateurs de la théorie de la relativité générale bâtie par Einstein, pour qui la gravité n'est qu'une accélération. Ainsi, paradoxalement, la mécanique quantique, incompatible avec la relativité générale, permettrait de confirmer les fondements de celle-ci !
Par Cécile Michaut
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LES NEUTRINOS DÉFIENT LES PHYSICIENS |
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LA PHYSIQUE DU XXIE SIÈCLE
Les neutrinos défient les physiciens
LA PHYSIQUE du XXIe siècle - par Gilles Cohen-Tannoudji, Étienne Klein dans mensuel n°466 daté juin 2012 à la page 38 (2255 mots) | Gratuit
Les neutrinos, infimes particules, n'en finissent pas d'intriguer. De nouvelles expériences cherchent à mettre à l'épreuve des théories divergentes quant à leur nature et à ouvrir la voie à une « nouvelle physique ».
Le 23 septembre 2011, des chercheurs de l'expérience Opera, installée dans le laboratoire souterrain du Gran Sasso, en Italie, présentaient un résultat intrigant : les neutrinos semblaient pouvoir aller plus vite que la lumière !
Cette annonce, qui laissa les physiciens plutôt sceptiques, déclencha un enthousiasme médiatique considérable : Einstein se serait donc trompé ?
Opera est une expérience internationale, destinée à observer le phénomène d'« oscillation de neutrinos » dont on attend qu'il nous renseigne sur la masse encore inconnue de ces particules. Elle utilise un faisceau de neutrinos de haute énergie produit par l'un des accélérateurs du CERN, à Genève, dirigé vers un détecteur installé à Gran Sasso, à environ 730 kilomètres de distance. L'avance de 60 nanosecondes affichée par les neutrinos, révélée par ses mesures, était donc sans rapport direct avec son objectif principal.
Depuis, à l'issue d'un long travail de détective, deux sources d'erreur expérimentale ont été découvertes : une mauvaise connexion entre un GPS et un ordinateur avait réduit le temps de vol des neutrinos de 75 nanosecondes, tandis qu'une horloge vibrant plus vite que prévu l'avait augmenté de 15 nanosecondes... La somme des deux effets explique les 60 nanosecondes d'avance, indûment constatées.
Icarus, une autre expérience installée au Gran Sasso, et ayant des objectifs voisins de ceux d'Opera, n'avait d'ailleurs pas confirmé l'anomalie détectée par sa consoeur. Quelques mois auront donc suffi pour que les choses « rentrent dans le rang », c'est-à-dire pour qu'on ait l'assurance que les neutrinos, comme toutes les autres particules, respectent le droit canon mis en place en 1905 par la théorie de la relativité restreinte. En d'autres termes, la vitesse de la lumière demeure toujours cohérente avec son anagramme : elle « limite les rêves au-delà ».
Le rôle de l'anomalie
Cet épisode n'est pas dénué d'enseignements. D'abord, il rappelle, s'il en était encore besoin, que les erreurs sont possibles en science, notamment lorsque les expériences sont d'une très grande complexité. Il montre également qu'il peut toujours arriver que des données nouvelles obligent les chercheurs à réexaminer leurs connaissances les mieux établies. Même lorsqu'il ne s'agit finalement que d'une fausse alerte, cet exercice n'est jamais inutile.
L'annonce des résultats d'Opera a suscité de nombreux échanges entre physiciens de différentes spécialités. Les uns ont expliqué que ces résultats ne pouvaient être pris au sérieux. Soit pour des raisons théoriques, comme les physiciens américains Andrew Cohen et Sheldon Glashow, qui ont très vite montré que de tels neutrinos supraluminiques auraient de toute façon perdu la quasi-totalité de leur énergie, par une sorte de rayonnement de freinage, avant d'atteindre le détecteur d'Opera [1]. Soit parce que ces résultats étaient en contradiction flagrante avec d'autres observations, notamment celles faites lors de l'explosion d'une supernova nommée 1987A [2].
D'autres chercheurs ont traqué les failles possibles ou les biais éventuels de l'expérience, concernant par exemple la synchronisation des horloges, la prise en compte des erreurs statistiques, les incertitudes sur les instants d'émission des neutrinos... D'autres ont proposé des interprétations alternatives du résultat, s'interrogeant en particulier sur la notion de temps de vol en théorie de la relativité générale.
D'autres encore ont tenté de « recycler » d'anciennes théories, notamment celle des « tachyons », particules hypothétiques supraluminiques satisfaisant malgré tout aux postulats de la relativité restreinte [3], ou bien ont réexaminé le statut du principe de causalité dans un cadre relativiste. D'autres enfin ont cherché à rendre compte des résultats d'Opera, soit à partir d'une nouvelle physique impliquant des neutrinos authentiquement supraluminiques, soit à partir de théories physiques encore à l'ébauche, comme la théorie des supercordes qui envisage des dimensions supplémentaires d'espace-temps que les neutrinos auraient pu emprunter entre Genève et l'Italie...
Ces diverses réactions, mises ensemble, sont venues enrichir une sorte de leçon d'épistémologie que l'histoire de la physique nous a déjà largement enseignée : d'une façon générale, lorsque le résultat d'une expérience ou d'une observation constitue une « anomalie » au sens où il contredit les prédictions d'une théorie par ailleurs solidement éprouvée, trois sortes d'hypothèse peuvent être simultanément envisagées :
1 - Le résultat expérimental tient à une erreur de mesure, ou à une mauvaise interprétation des données, comme cela fut le cas pour Opera.
2 - Il existe une « entité » ou une « substance » non encore découverte dont l'existence permettrait d'annuler le désaccord entre la théorie et l'expérience. La solution consiste alors à compléter le mobilier ontologique de l'Univers au nom de l'universalité de lois physiques bien établies par ailleurs. C'est ainsi qu'a été formulée l'hypothèse de la « matière noire » (lire « L'insaisissable nature de la matière noire », p. 48), censée expliquer que les galaxies subissent l'effet gravitationnel de masses plus importantes que les seules masses visibles. Et comme nous allons le voir - ironie de l'histoire -, c'est précisément ce type d'hypothèse qui a permis la prédiction de l'existence du neutrino en 1930.
3 - Les lois physiques sur lesquelles s'étaient appuyées les prédictions théoriques ne sont pas aussi exactes qu'on l'avait cru. Dans ce cas, la solution du problème est de nature législative : il faut corriger les lois physiques, peut-être même bâtir une nouvelle théorie, radicalement différente de la précédente. Ainsi, l'anomalie de l'avance du périhélie de Mercure constatée au XIXe siècle n'a été résolue que grâce à l'élaboration, en 1915, d'une nouvelle théorie de la gravitation, la relativité générale d'Einstein. Aujourd'hui, certains physiciens tentent d'ailleurs de corriger cette théorie afin de rendre compte du mouvement des galaxies sans faire l'hypothèse qu'une matière noire existe.
Aucun de ces trois types d'hypothèse ne peut être écarté a priori. L'histoire de la physique montre en effet qu'il n'existe pas de recette systématique permettant de prévoir laquelle se révélera finalement être la bonne : des crises ont été résolues de façon législative, d'autres par des ajouts ontologiques, d'autres enfin se sont évanouies lorsqu'il a été constaté qu'elles provenaient d'erreur de mesure ou d'interprétation.
Reste que les mésaventures d'Opera - qui sont en réalité l'aventure même de la recherche - ne retirent rien au parfum de mystère qui continue d'entourer les neutrinos, ni aux enjeux fondamentaux qui leur sont aujourd'hui associés et qui ont trait, pour la plupart d'entre eux, à des questions liées à leur masse, que l'on cherche toujours à déterminer. Il faut dire que, depuis qu'ils sont entrés dans le champ de la physique, les neutrinos ont toujours eu le statut de particules un peu « à part ».
Le petit du neutron
Tout commença avec l'épineux problème que constituait à la fin des années 1920 l'un des trois types de radioactivité, celle dite « ß » : lorsqu'un noyau contient trop de neutrons pour être stable, il se transforme en un autre noyau en émettant un électron. Au cours de l'année 1930, cette transformation nucléaire semblait encore très énigmatique. Les mesures indiquaient que l'énergie de l'électron émis n'est pas chaque fois la même.Elle peut prendre une valeur quelconque, tantôt grande, tantôt petite, alors qu'on s'attendait à ce qu'elle ait une valeur bien précise, toujours la même, celle qui correspond précisément à la différence d'énergie entre le noyau initial et le noyau final.
Ces résultats semblaient violer la loi de conservation de l'énergie qui, dans une telle situation, indique que l'énergie de l'électron doit être parfaitement déterminée. Pour sauver cette loi essentielle de la physique, Wolfgang Pauli fit une hypothèse audacieuse : contrairement aux apparences, le noyau ne se désintègre pas en deux corps (un autre noyau et un électron), mais en trois. Une troisième particule, pensa-t-il, est émise simultanément, qui emporte l'énergie manquante.
Le premier physicien à prendre cette idée au sérieux fut Enrico Fermi, qui baptisa « neutrino » la particule de Pauli, ce qui signifie en italien quelque chose comme « petit du neutron ». En 1933, quelques mois après la découverte du neutron par James Chadwick, il mit à profit ces deux nouvelles particules - le neutron et l'hypothétique neutrino - pour élaborer l'une de ses plus belles oeuvres, la théorie de la désintégration ß, qui s'appuie sur deux hypothèses : le proton et le neutron sont deux états différents d'un même objet fondamental ; quant à l'électron expulsé, il ne préexiste pas dans le noyau mais il est créé en même temps que le neutrino, lors du processus de transformation d'un neutron du noyau en un proton. Ce « modèle de Fermi » ouvrira un chapitre très important de la physique de l'interaction nucléaire « faible », cette force responsable de la désintégration ß et de bien d'autres phénomènes qui ont cours dans le monde de l'infiniment petit. Il est le précurseur de ce que l'on appelle aujourd'hui le « modèle standard » de la physique des particules.
Peu à peu, au gré des discussions entre physiciens, les caractéristiques du neutrino s'affinèrent : il s'agit d'abord d'une particule de masse très faible, peut-être nulle, de même spin* que l'électron ; elle interagit, en outre, à peine avec la matière, ce qui la rend très difficilement détectable. De fait, l'existence de cette particule presque insaisissable ne sera confirmée que vingt-cinq ans plus tard, en 1956, par deux Américains, Frederick Reines et Clyde Cowan, qui sauront profiter du très haut flux de neutrinos émis par le coeur d'un des premiers réacteurs nucléaires américains, à Savannah River, en Caroline du Sud, pour en capturer quelques-uns.
Masse exacte
Et aujourd'hui encore, les neutrinos (car il y en a de plusieurs espèces, capables d'osciller de l'une à l'autre dès lors que leur masse est non nulle) continuent de défier les physiciens. Certaines de leurs propriétés nous échappent encore. Quelle est leur masse exacte ? Sont-ils leurs propres antiparticules ? Cette dernière énigme, vieille de quatre-vingts ans, attend toujours sa réponse, avec une impatience grandissante
Neutrino et antineutrino ?
Dans les années 1930, un jeune prodige de la physique, Ettore Majorana, a proposé une alternative séduisante à la théorie de l'antimatière que Paul Dirac avait formulée en 1931. Sa « théorie symétrique de l'électron et du positron » demeure au coeur de certaines études expérimentales menées aujourd'hui sur les neutrinos, qui pourraient déboucher sur des résultats révolutionnaires. Pour Paul Dirac, à chaque particule de matière, même dépourvue de charge électrique, est associée une antiparticule qui ne lui est pas identique. Majorana, lui, envisage les choses autrement : il propose une équation, différente de celle de Dirac, pour laquelle les particules neutres, sans charge électrique donc, sont nécessairement identiques à leurs propres antiparticules.
À ce jour, personne ne sait lequel de ces deux génies avait vu juste. Mais le neutrino, parce qu'il est la seule particule de matière qui soit à la fois élémentaire et électriquement neutre, pourrait trancher le débat. S'il avait une masse nulle, comme le supposait Pauli, le fait qu'il soit « de Dirac » ou « de Majorana » importerait peu, car cela ne conduirait à aucune différence de comportement. Mais on sait depuis 2001 que ce n'est pas le cas : Raymond Davis et Masatoshi Koshiba ont reçu en 2002 le prix Nobel pour avoir établi que les neutrinos sont bel et bien massifs, sans pouvoir toutefois préciser la valeur exacte de leur masse. Il n'est donc plus indifférent de savoir si les neutrinos sont identiques ou non à leur propre antiparticule, dès lors qu'on peut imaginer des expériences qui conduiraient à des résultats différents dans l'un et l'autre cas.
Mais comment faire ? Il arrive que des paires de neutrinos soient produites lors d'événements extrêmement rares, comme la « double désintégration ß » où, au lieu d'un électron et un neutrino comme dans la désintégration ß classique, ce sont simultanément deux électrons et deux neutrinos (en fait deux antineutrinos) qui sont émis par un noyau atomique [fig.1]. Cette désintégration, spécifique de certains noyaux tels le calcium 48, le germanium 76, le sélénium 82 et quelques autres, ne survient que très rarement (les demi-vies* radioactives de ces noyaux sont de l'ordre de 1020 ans ). Mais des physiciens essaient aujourd'hui de détecter des événements encore plus rares où seuls deux électrons seraient émis, c'est-à-dire sans émission d'aucun neutrino. Leur idée est que, si le neutrino était identique à sa propre antiparticule, il devrait pouvoir s'annihiler dès qu'il rencontre l'un de ses congénères, neutrino ou antineutrino, de sorte que les deux neutrinos émis par désintégration ß pourraient disparaître de l'état final.
Plusieurs expériences internationales sont actuellement sur les rangs pour traquer cette « double désintégration ß sans émission de neutrino ». Le premier démonstrateur de Supernemo devrait être installé au laboratoire de Modane dans le tunnel du Fréjus à la fin 2014. Gerda est déjà en développement dans le souterrain du Gran Sasso qui doit aussi héberger sa consoeur Cuore. D'autres expériences, Exo et Majorana, devraient démarrer aux États-Unis... Le principe est de rassembler la plus grande quantité d'atomes candidats, par exemple du sélénium 82 pour Supernemo, ou du germanium 76 pour Gerda, de les protéger du rayonnement cosmique dans un souterrain, et d'attendre patiemment qu'un tel phénomène se produise et se laisse détecter.
Cette nouvelle génération d'expériences vise à atteindre la centaine de kilogrammes de l'élément choisi, soit un ordre de grandeur de plus que la génération précédente. Selon la théorie de Dirac, cette nouvelle forme de radioactivité est rigoureusement impossible, alors qu'elle doit pouvoir être observée, selon la théorie de Majorana. Sans aucun doute, sa mise en évidence serait une découverte cruciale puisqu'elle obligerait à modifier le statut des neutrinos dans l'actuel modèle standard de la physique des particules et ouvrirait la voie à une « nouvelle physique ».
Par Gilles Cohen-Tannoudji, Étienne Klein
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